Impossible de ne pas penser à George Floyd, asphyxié sous le genou d'un agent de Minneapolis en 2020 et détonateur du mouvement Black Lives Matter. Lundi 1er mai, dans une rame du métro new-yorkais, Jordan Neely, 30 ans, SDF et imitateur de Michael Jackson, meurt étouffé sous le coude d'un vétéran de la marine américaine.
Si le drame est devenu, en quelques heures, une affaire qui scandalise toute la ville et bien au-delà, c'est d'abord parce que la scène a été filmée par des téléphones portables. Une photographie forte, car passablement insoutenable, a très vite incarné ce drame.
Durant de longues minutes, on assiste ainsi à l'agonie de ce jeune sans-abri, immobilisé par une clé d'étranglement qui occupera la justice new-yorkaise durant de longues semaines. Cet ex-marine est-il un «assassin raciste» ou, au contraire, un «justicier» dans une ville «abandonnée par sa police»? La question n'est pas gratuite, puisque l'opinion publique et les élus new-yorkais sont divisés comme jamais, jusque dans le clan démocrate.
Lundi, peu après 14 heures, le train F file en direction de Broadway-Lafayette. A son bord, Jordan Neely, un sans-abri connu et apprécié à Manhattan pour ses imitations de son héros, Michael Jackson. Ce jour-là, des témoins le décrivent agité, erratique, imprévisible. Du moins, un peu plus que d'habitude, car Jordan souffrait depuis longtemps de pathologies psychiatriques répertoriées.
Il se met soudain à hurler, gesticulant en direction d'une grappe de touristes. La peur envahit la rame, jusqu'à ce qu'un usager se décide à intervenir. Une bagarre éclate.
Aidé par autre usager, l'ex-marine âgé de 24 ans trouve soudain le moyen de maîtriser Jordan, au sol, par une clé d'étranglement qui aurait duré «quinze minutes» et qui ravive beaucoup de mauvais souvenirs chez les Américains. La plupart des voyageurs, «effrayés et mal à l'aise», se seraient progressivement déportés dans d'autres rames. «A aucun moment on ne pensait qu'il était en train de mourir», dira un autre témoin de la scène.
Inconscient, Jordan sera finalement emmené par les ambulanciers, dans un hôpital de Greenwich Village, où les médecins ne parviendront pas à le réanimer. Selon toute vraisemblance, c'est l'homme à la clé d'étranglement qui aurait sommé les curieux d'appeler le 911, alors qu'il était toujours aux prises avec le sans-abri.
Jordan Neely s'apprêtait-il à agresser un usager du métro? Personne ne le saura jamais. Un témoin a notamment déclaré à CNN qu'il n'avait pas l'impression que «Neely était armé ou cherchait à faire du mal qui que ce soit». C'est lui qui a transmis sa vidéo à la police, quand il a appris que l'homme était décédé.
Le lendemain du drame, les médecins légistes ont confirmé qu'il s'agit d'un décès par étouffement. Suffisant pour évoquer un homicide involontaire? Entendu quelques heures par la police, le vétéran a été relâché, pour l'heure, sans charges retenues contre lui. Si l'enquête est évidemment en cours, l'affaire est délicate et revêt déjà une dimension émotionnelle qui embrase les esprits et risque de compliquer le travail de la justice. Disons-le sans détour: ce jeune vétéran de l'armée américaine ne s'est pas interposé dans un événement tristement ordinaire.
Jordan Neely n'était pas un sans-abri comme les autres. Depuis la mort violente de sa maman, assassinée par son conjoint en 2007 et abandonnée dans une valise sur le bord d'une route du Bronx, le fiston n'a jamais vraiment réussi à reprendre paisiblement le fil de son existence. C'est à cette période qu'il se décide à empaqueter deux ou trois costumes du roi de la pop, direction Times Square, histoire d'amuser la galerie et s'échapper du réel, le temps d'une chorégraphie.
Manhattan le prend très vite en amitié et cette petite notoriété lui redonne, parfois, le sourire. Son père, interviewé par plusieurs médias américains dans la foulée de cet événement tragique, confirme sa passion dévorante pour l'auteur de Billie Jean.
Souffrant de dépression et de diverses fragilités mentales, Jordan Neely vivait dans la rue et n'avait pas qu'un CV d'artiste. Son casier judiciaire est au moins aussi épais que son répertoire de l'œuvre de Michael Jackson: 40 arrestations, dont une accusation pour voies de fait et une quantité de tapages nocturnes sur la voie publique. Selon le NY post, le trentenaire était aussi sous le coup d'un mandat d'arrêt pour avoir agressé une femme de 67 ans.
Un homme noir, à la fois populaire, excentrique et connu des services de police, qui meurt sous le biceps d'un homme blanc, vétéran de la marine américaine, dans des circonstances qui manquent de clarté, malgré les séquences vidéos. Le cocktail est suffisamment explosif pour que le sérail politique new-yorkais bouillonne dans tous les sens.
Si la gouverneure de New York, Kathy Hochul, a très vite déclaré que la famille de Neely «mérite justice», cette mort «survient plus d'un an après que le maire de New York, Eric Adams, a lancé une initiative pour lutter contre la criminalité et le renforcement de la sécurité dans le métro», rappelle CNN.
Si plusieurs manifestations sont apparues aux abords de l'arrêt de métro Broadway-Lafayette, une partie des démocrates condamnent bruyamment ce qu'ils considèrent comme un «lynchage». Alexandria Ocasio-Cortez va plus loin et parle d'une «exécution publique».
Surtout, beaucoup d'élus et de commentateurs en profitent pour tacler la «prise en charge catastrophique» des sans-abris et des personnes fragiles à New York.
Faut-il inculper ce vétéran des marines pour meurtre? S'il est trop tôt pour spéculer, l'émotion et le symbole occuperont le terrain, le temps que l'enquête se termine.