L'officier est formel: quelques jours plus tôt, il a reçu un appel téléphonique du patron du Dovre Club, un pub irlandais dans le quartier de Mission de San Francisco où il a ses habitudes. Le barman, fervent défenseur de la cause de l'Armée républicaine irlandaise, l'IRA, a confié à son client un sinistre projet: se venger de la mort de sa fille, qui aurait été tuée en Irlande du Nord, par une balle en caoutchouc.
Face aux agents fédéraux, le flic est formel: le patron entend bien «nuire» à la reine Elizabeth. Comment? Soit «en laissant tomber un objet du Golden Gate Bridge, sur le yacht royal Britannia, lorsqu'il navigue en dessous», soit «en tentant de tuer la reine Elizabeth, lors de sa visite au parc national de Yosemite».
Ce mémo fait partie d'un panel de documents dévoilés pour la toute première fois par le FBI sur son site web public, The Vault, où l'agence publie régulièrement des documents d'intérêt général.
Ce nouveau dossier compile pêle-mêle 102 pages de mémos, coupures de journaux, communications par télétype, itinéraires, notes de service et autres enregistrements sur les nombreuses visites d'Etat de la reine aux Etats-Unis.
Les documents, parfois généreusement caviardés, dévoilent comment le FBI, en partenariat avec les services secrets et la police locale, s'est préparé, en coulisses, à ces voyages hautement sensibles. Mais, surtout, une crainte: l'IRA et ses sympathisants.
Les inquiétudes du FBI concernant les menaces de l'IRA sur des membres de la famille royale ne s'avèrent pas sans fondement. Pour comprendre, il faut revenir sur la longue histoire qui unit (et désunit) les deux îles voisines.
Comme de nombreuses anciennes colonies, l'Irlande a toujours entretenu des liens complexes avec le Royaume-Uni et sa monarchie. Une relation unique, intime, explosive, définie par son étroite promiscuité géographique, économique et culturelle.
Conquise par les Normands en 1169, l'île est la première colonie britannique et elle le restera de manière quasi-ininterrompue pendant plus de 700 ans.
De par sa proximité, l'Irlande devient forcément un site «test» privilégié pour toutes les méthodes de gouvernance et de promotion de la culture anglaise, avant qu'elles ne soient transférées à d'autres parties de l'Empire britannique.
Ce n'est qu'en 1922 que l'Irlande acquiert finalement son indépendance, au terme de huit siècles d'intervention politique et militaire. Enfin, pas toute. Six comtés choisissent de rester arrimés au Royaume-Uni. Un conglomérat connu sous le nom d'«Irlande du Nord», qui reste fidèle au souverain britannique - le roi George V, la reine Elizabeth II et, aujourd'hui, le roi Charles III.
Pendant plus de 70 ans, la République d'Irlande indépendante et son ancienne colonisatrice n'entretiendront, pour ainsi dire, aucune relation. L'Irlande du Nord n'en reste pas moins un point de friction, déchirée entre la volonté des nationalistes de rejoindre la République voisine d'Irlande, et les unionistes fidèles à la Couronne. C'est le début de longues décennies de violence, connues sous le nom de «Troubles», entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990. Plus de 3700 personnes y perdront la vie.
A la fin des années 1960, une branche armée secrète du mouvement politique Sinn Féin, qui se bat pour la réunification de l'Irlande, voit le jour: la version moderne de l'Armée républicaine irlandaise, abrégée «IRA», qui jure de se consacrer corps et armes à chasser les forces britanniques hors du pays.
Les visites de la reine dans cette partie de son royaume se font alors de plus en plus rares. Question de sécurité. De plus en plus indésirée et impopulaire, la famille royale a des raisons de se montrer prudente: en 1966, alors que sa limousine longe la rue Great Victoria à Belfast, la reine est visée par un bloc de béton.
Arrivés à Hillsborough pour une garden-party, la reine et le prince Philip examinent les dégâts. «C'est une voiture solide», commentera stoïquement Elizabeth, devant le capot légèrement cabossé. Suite à l'incident, qui trahit le sentiment anti-royaliste de plus en plus marqué en Irlande du Nord, un jeune nationaliste de 17 ans de l'ouest de Belfast sera arrêté et condamné à quatre ans de prison.
Il faudra onze ans avant que la reine ne revienne, dans le cadre d'une tournée du Jubilé d'argent à travers le Royaume-Uni, en 1977. Le pays est alors secoué par manifestations, violences et révoltes.
Peu de temps avant l'arrivée d'Elizabeth, une bombe de l'IRA est découverte dans le parc de la nouvelle université d'Ulster, dans la ville de Coleraine.
Il en faut plus que les menaces de l'armée républicaine de rendre la «visite inoubliable» et les demandes pressantes du gouvernement irlandais, pour convaincre Elizabeth de renoncer à ses engagements. Forte de quelque 32 000 soldats et policiers pour garantir sa sécurité et d'un hélicoptère, Sa Majesté fait le voyage.
La décennie s'achève sur une tragédie pour la famille royale. En août 1979, le cousin de la reine, Lord Mountbatten, est tué par l'IRA lors d'un attentat à la bombe qui fait exploser son bateau de pêche durant ses vacances.
Pour l'anecdote, c'est à cette époque que le prince Charles fait connaissance avec lady Diana, après que cette dernière lui ait présenté ses condoléances.
Suite à ce drame, la reine ne posera pas les pieds en Irlande du Nord pendant plus d'une décennie. Les relations anglo-irlandaises atteignent leur plus bas en plus de 50 ans.
Ce n'est, toutefois, pas parce qu'Elizabeth évite l'Irlande du Nord que sa sécurité ne s'en retrouve pas menacée. En 1989, peu de temps avant sa visite sur la côte est des Etats-Unis, une note interne du FBI indique que, bien que l'agence ne soit au courant d'aucun danger spécifique:
Les autorités de Boston et New York sont priées de rester attentives à «toute menace à l'encontre de la reine Elizabeth II de la part des membres de l'IRA et de la fournir immédiatement à Louisville», selon un autre mémo dévoilé cette semaine.
Il faudra attendre 1993 pour assister à un réel dégel des relations entre la reine et «son» pays. Et quel meilleur moyen d'une bonne tasse de thé, au palais de Buckingham, avec la présidente irlandaise Mary Robinson?
Au-delà de l'échange de scones et sandwichs à la marmelade, cette première réunion officielle entre les cheffes d'Etat irlandais et britannique marque le début d'un laborieux processus d'amélioration des relations, tout au long des années 1990. Signe de détente des relations: l'IRA annonce un cessez-le-feu, tandis que sa branche politique, le Sinn Fein, accepte d'entamer des négociations.
C'est surtout la relation qu'Elizabeth II bâtit avec la présidente irlandaise suivante, Mary McAleese, qui contribue à ouvrir la voie d'une visite de la monarque britannique en République d'Irlande, en 2011. Une visite historique et considérée dans le monde entier comme un triomphe pour les relations anglo-irlandaises et un véritable tournant. C'est la première fois qu'un monarque britannique posera le pied sur le sol irlandais en plus de 100 ans.
Bien que sa visite suscite son lot de controverses et de protestations en République d'Irlande, en Irlande du Nord et au Royaume-Uni, Elizabeth comprend comme nulle autre le pouvoir des images et du symbolisme. En atteste la première étape de son voyage: déposer une gerbe au Garden of Remembrance à Dublin, dédié à la mémoire de ceux qui sont morts «pour la cause de la liberté irlandaise». En d'autres termes, pour l'indépendance irlandaise contre le Royaume-Uni.
Deuxième geste fort quelques heures plus tard, lors d'un banquet d'Etat au château de Dublin: la reine Elizabeth entame un discours sur l'histoire et les difficultés entre les deux pays, par une salutation en langue irlandaise. Un geste si fort qu'il provoque un «Wow» de la part de la présidente Mary McAleese, dans l'assistance.
Une autre marque de progrès, plus remarquable encore, aura lieu un an plus tard, en Irlande du Nord, au Lyric Theatre de Belfast. Elizabeth II serre la main de Martin McGuinness, alors vice-premier ministre d'Irlande du Nord et éminente figure du parti Sinn Féin. Quatre secondes de poignée de main, mais tout un symbole: Martin McGuinness est un ancien commandant de l'IRA. Au moment de l'assassinat de Lord Mountbatten, le dirigeant occupe un rôle de premier plan dans l'organisation paramilitaire.
Au-delà de son rôle de souveraine et de haut dignitaire, Elizabeth II salue un homme associé à un mouvement qui s'oppose non seulement à son règne, mais surtout, n'a jamais caché l'intention de lui faire du mal personnellement.
L'incident de San Francisco, en 1983, ne constitue que l'un des innombrables épisodes au court desquels la vie de la reine a été potentiellement visée. Devant la menace du patron du Dovre Club de déposer un «objet» sur son yacht, les services secrets envisagent de «fermer les passerelles sur le Golden Gate Bridge à l'approche du yacht».
On ignore si la menace de San Francisco est jamais allée plus loin que les menaces verbales d'un patron de pub en colère. L'histoire a prouvé toutefois que la reine, comme toujours, s'en est sortie.