La Suisse se réinvitera-t-elle d'une façon ou d'une autre dans les relations entre la France et l’Algérie, particulièrement tendues ces jours-ci, suite à des propos très peu diplomatiques d’Emmanuel Macron? Genève et Lausanne pourraient accueillir des rencontres à l'occasion des 60 ans de la signature des Accords d'Evian, en mars de l'année prochaine. Un collectif d'Algériens, de Suisses et de Français, tous issus de la société civile, y travaille. Il y serait question du rôle qu'a joué la Suisse dans ces accords, ainsi que de mémoire et de construction identitaire.
C’est justement lors d’une rencontre à l’Elysée, jeudi 30 septembre, entre Emmanuel Macron et dix-huit «petits-enfants» liés à cette histoire traumatique, que le président français a émis de vives critiques à l’encontre du régime algérien, qualifié de «système politico-militaire». Une expression fréquente dans les rangs composites de l’opposition algérienne mais inédite dans la bouche d’un président français. Or, il sait que ses paroles seront retranscrites dans la presse – un journaliste du quotidien Le Monde assiste à la rencontre.
Emmanuel Macron, rapporte Le Monde, a dénoncé «une "histoire officielle" selon lui "totalement réécrit[e] qui ne s’appuie pas sur des vérités", mais sur "un discours qui, il faut bien le dire, repose sur une haine de la France". "La nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle, assure-t-il, et qui dit: tout le problème, c’est la France."»
Le passage peut-être le plus heurtant pour l'Algérie est celui où le président Macron semble douter de l'existence d'une nation algérienne enracinée: «La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations», considère-t-il, enchaînant sur la domination ottomane.
Des propos sans filtre qui ont scandalisé la présidence algérienne. Laquelle a d’abord rappelé son ambassadeur en France (comme à la suite de la diffusion d'un documentaire sur le hirak par la chaîne France 5 en mai 2020). Puis interdit de survol de son territoire les avions militaires français engagés dans la lutte contre le terrorisme islamiste au Sahel. Alger pourrait prendre d’autres mesures de rétorsion, dit-on.
Mais pourquoi Emmanuel Macron a-t-il parlé du régime algérien en des termes aussi frontaux? Deux jours plus tôt, le gouvernement français avait tiré un premier «scud» contre son homologue algérien, en annonçant un durcissement de l’octroi de visas aux ressortissants du Maghreb désirant se rendre en France.
A cela s’ajoute le contentieux historique, au cœur des déclarations du président français.
«Alors que la commission Stora (Benjamin Stora, historien français né en Algérie) a rendu un rapport sur le sujet à Emmanuel Macron au début de l’année, Alger n’a toujours rien entrepris en la matière», poursuit le journaliste du Monde Frédéric Bobin. «Il faut dire que du côté algérien, on se refuse à tout examen des exactions commises par les indépendantistes durant la guerre d’Algérie. Alger estime que la responsabilité en incombe au colonisateur, non au colonisé.»
Habituée à ces accès de tensions entre les deux pays, la presse francophone algérienne les commentent avec un certain recul. Le quotidien Liberté a interviewé Hasni Habidi, le directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) de Genève. Extrait:
En Suisse vivent des Algériens. Des binationaux, des enfants et petits-enfants porteurs de cette histoire franco-algérienne. Eux aussi ont peut-être leur mot à dire. C'est dans cette optique qu'un collectif est en train de se monter. Son but est d'organiser des rencontres à l'occasion du 60e anniversaire des Accords d'Evian. Elle se tiendraient à Lausanne et Genève, les 19 et 20 mars prochains. Des professeurs, des acteurs de la société civile, éventuellement des représentants de la France et de l'Algérie, y participeraient, explique à watson une source préférant rester anonyme tant que la chose n'est pas entièrement concrétisée.
La crise entre l'Algérie et la France retombera-t-elle aussi vite qu'elle est apparue? Macron l'équilibriste, qui a dernièrement demandé «pardon» aux harkis (supplétifs de l'armée française en Algérie) et qui avait qualifié la colonisation de «crime contre l'humanité» lors d'une visite à Alger en février 2017, lorsqu'il était candidat à la présidence de la République, doit en effet commémorer les 60 ans du massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Ce jour-là, dans le contexte du conflit franco-algérien, une centaine d’Algériens manifestant pacifiquement à l’appel du Front de libération national (FLN) avaient été tués par la police, beaucoup mourant noyés dans la Seine après y avoir été poussés.
Si la France semble prête à reconnaître ses fautes et ses crimes, la pareille est attendue de l’Algérie côté français par des descendants de civils pieds-noirs tués par des combattants indépendantistes, notamment lors du massacre d'Oran, au premier jour de l'indépendance algérienne, le 5 juillet 1962. Tout en faisant de la colonisation l'acte fondateur du malheur algérien, la commission Stora, à des fins d'apaisement, appelle à la reconnaissance des souffrances civiles de part et d'autre.