Stefan Meister, la Russie a remporté des succès militaires à l'Est. Elle occupe la ville de Lyssytchansk. L'Ukraine réagit toujours par des contre-offensives. Où en est actuellement cette guerre?
Nous sommes dans la deuxième phase de la guerre et nous entrerons bientôt dans la troisième.
Vous devez nous expliquer ce que cela signifie.
La deuxième phase est une guerre conventionnelle de haute intensité, dans laquelle la Russie a adapté ses objectifs de la première phase, à savoir la conquête de toute l'Ukraine, y compris Kiev. Il est actuellement question du Donbass et de la région de Kherson. Dans un hypothétique avenir, la Russie s'emparera du Donbass, elle gardera le contrôle du pont terrestre vers la péninsule de Crimée. L'Ukraine ne sera pas en mesure de repousser la Russie hors de l'est du pays. La Russie n'est toutefois pas non plus en mesure d'attaquer d'autres parties de l'Ukraine – ni Odessa ni d'autres grandes villes. La raison? Elle n'a plus du tout de troupes ou de matériel pour cela.
Vous partez donc du principe que la Russie aura bientôt atteint un objectif de guerre important – la conquête du Donbass?
Oui, dans quelques semaines, peut-être dans un mois. Ensuite, la Russie devrait proposer des négociations de cessez-le-feu. La guerre entrera alors dans une troisième phase. Ce sera une guerre de «basse intensité», où nous aurons en principe une guerre durable sur une nouvelle ligne de contact. Peut-être que dans cette troisième phase de la guerre, l'Ukraine sera équipée militairement de manière à pouvoir reconquérir des parties de la région de Kherson.
Le Donbass sera alors définitivement perdu et Poutine sera récompensé de son agression par un succès partiel. De sombres perspectives.
L'objectif de Poutine était de détruire l'Ukraine en tant qu'Etat et en tant que société, pour ensuite prendre le contrôle de Kiev et de toute l'Ukraine. Il n'a atteint cet objectif que partiellement. Ce que Poutine a fait: il a détruit l'Ukraine de telle manière que certaines parties ne fonctionnent plus correctement et qu'il sera très coûteux de les reconstruire. En même temps, il est impressionnant de voir comment l'Etat et la société ukrainienne fonctionnent dans des conditions de guerre.
👉 Guerre en Ukraine: suivez les derniers rebondissements dans notre direct 👈
Poutine se montre désormais ouvert à des discussions avec l'Occident sur le contrôle des armements et les restrictions à la prolifération des armes de destruction massive. Prépare-t-il le terrain pour des négociations de cessez-le-feu?
Poutine va également, au vu de l'épuisement des troupes et de l'armée affaiblie, vendre la conquête du Donbass à sa population comme une victoire et tenter – par le biais de pseudo-offres à l'Occident – d'obtenir une atténuation des sanctions. Il sait que les offres concernant le contrôle des armements et les exportations de matières premières et de céréales sont celles qui intéressent le plus l'Occident. Poutine veut obtenir des concessions de l'Occident. Mais la Russie est une puissance révisionniste.
Comment l'Occident et l'Ukraine peuvent réagir à une telle offre d'accord? On ne peut pas conclure d'accord avec Poutine.
Il faut discuter, même avec Poutine. Nous discutons aussi avec la Corée du Nord et l'Iran. Nous ne devons tout simplement pas attendre des discussions avec Poutine qu'il fasse des compromis. Mais le président russe est affaibli. A moyen terme, militairement, économiquement et technologiquement, la Russie se trouvera catapultée dans les années 90. Cela donne certaines options de négociation. Mais nous ne devrions pas faire de concessions qui affaiblissent l'Ukraine et il n'y aura pas de paix durable en Ukraine avec Poutine. Nous devrions nous y préparer.
Comment l'Occident devrait-il alors réagir?
L'Ukraine doit être équipée de manière à pouvoir se défendre, car sa capacité de défense est sa seule garantie de sécurité. L'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan) ne lui donnera pas cette garantie. Le pays doit être équipé, avec notre aide, de manière à pouvoir défendre les territoires que l'Ukraine contrôle encore face à la Russie et à être gentiment en mesure de reconquérir les pans occupés.
Nous devons aussi mieux nous équiper en matière de dissuasion, comme le fait actuellement l'Otan, notamment contre les guerres hybrides et les cyberattaques. Il est nécessaire de mieux équiper et protéger les pays baltes, la Moldavie et la Géorgie. La Russie ne doit pas être en mesure d'attaquer d'autres Etats après l'Ukraine.
Si nous croyons devoir faire un quelconque compromis, Poutine se sentira encouragé à conquérir d’autres territoires.
Les sanctions doivent-elles être durcies?
Nous avons atteint le point culminant des sanctions: le coût deviendrait trop élevé pour nous si nous allions plus loin. Nous devons tenir les sanctions que nous avons maintenant - et devons nous détacher durablement de l'énergie russe. Si nous y parvenons, nous affaiblirons la Russie à long terme. A court terme, Poutine ne laissera pas les sanctions le détourner de son objectif: l'Ukraine. Il est prêt à payer n'importe quel prix pour cela. Mais à long terme, son régime ne pourra pas survivre avec ces sanctions économiques.
En Allemagne, des dizaines de véhicules blindés de combat d'infanterie Marder seraient prêts à être acheminés vers l'Ukraine. Le chancelier Olaf Scholz hésite. L'Allemagne devrait-elle envoyer ces derniers en Ukraine?
Bien sûr. La Russie est bien supérieure à l'Ukraine en termes de systèmes d'armement. L'Ukraine a besoin de chars pour se défendre.
Vous avez dit que la seule garantie de sécurité de l'Ukraine était sa propre capacité de défense. Les pays du G7 ont pourtant promis à l'Ukraine des garanties de sécurité étendues.
C'est totalement irréaliste. Personne ne veut donner à l'Ukraine la garantie de sécurité, car personne ne veut se frotter directement à une puissance nucléaire comme la Russie. La sécurité en Europe n'existera plus qu'au sein de l'Otan et des pays qui y sont associés.
A quel point Poutine est-il encore en position de force? Est-ce que 80% de la population, y compris les élites, soutiennent vraiment le chef du Kremlin?
Beaucoup sont favorables à Poutine et à cette guerre parce qu'ils pensent que c'est ce qu'on attend d'eux en Russie. Je pense que Poutine est soutenu par 60% – peut-être un peu moins – de la population. Il y a une réalité parallèle en Russie, sans médias libres, sans opposition. C'est une société qui vient d'un empire et qui est contrôlée par un énorme appareil de sécurité qui étouffe toute manifestation. Quatre millions de personnes pensant différemment ont quitté le pays, d'autres s'adaptent. Je ne vois pas, dans un avenir proche, de mouvement réaliste au sein de la population qui pourrait être dangereux pour Poutine.
Si l'économie russe continue à souffrir des sanctions, les oligarques pourraient-ils se rebeller?
Je ne vois pas non plus, dans l'élite économique, d'acteurs qui pourraient se dresser contre le régime. Les oligarques sont économiquement dépendants de l'Etat russe, ils ne sont pas un facteur de pouvoir. Et les élites sécuritaires profitent de la situation, car leurs institutions obtiennent plus de pouvoir et de ressources.
La Chine est toutefois prudente quant à sa fourniture d'équipements technologiques à la Russie, car Pékin ne veut pas tomber sous le coup des sanctions. Mais à moyen terme, je pense que la Chine deviendra un partenaire décisif pour la Russie.
Nous allons donc assister à une plus grande fragmentation à l'échelle mondiale, avec des puissances comme l'Inde, l'Indonésie ou le Brésil qui ne veulent appartenir ni au camp occidental ni au camp russo-chinois. Cela conduira à davantage de coalitions ad hoc. Il sera important pour les démocraties libérales de se rendre plus indépendantes. Mais cela entraînera certainement une baisse partielle de notre prospérité.
Quel est le risque que l'Europe devienne, pour la troisième fois en 100 ans, le théâtre d'une grande guerre d'idéologies - cette fois avec des forces disposant d'armes nucléaires?
Je ne voudrais pas minimiser ce danger, car Poutine est également prêt à attaquer les pays baltes s'il en voit la possibilité. Tout dépend de notre volonté de nous renforcer nous-mêmes et de renforcer l'Ukraine pour dissuader la Russie. Je ne pense pas que la Russie va opter pour l'option nucléaire à l'avenir, bien qu'elle veuille attiser les craintes avec ce levier. Si le pays utilisait vraiment une bombe nucléaire - même s'il ne s'agissait que d'armes nucléaires tactiques causant des dommages locaux - elle deviendrait un Etat paria, y compris pour la Chine et l'Inde. La Russie s'isolerait alors complètement. Je n'exclus pas cette possibilité, mais je ne crois pas à cette option pour le moment.
En Occident, l'inflation augmente, le gaz se fait rare, les coûts de l'énergie croissent. Le soutien de la société à l'Ukraine va-t-il bientôt craquer?
Poutine spécule sur le fait que les coûts sont trop élevés pour les sociétés occidentales – que ce soit pour l'essence, le chauffage ou les industries dépendantes du gaz – et que l'Occident est donc prêt à faire des compromis. Je ne pense pas que ce scénario soit improbable. Je ne pense pas que notre société soit assez résiliente pour adapter son niveau de vie pour l'Ukraine – il s'agit bien sûr de l'ordre sécuritaire mondial et pas seulement de l'Ukraine.
Selon vous, combien de temps cette guerre va-t-elle encore durer et quelles seront les conséquences de ce conflit pour nous?
Nous devrons nous préparer à un conflit permanent avec la Russie. Il y aura une guérilla dans les régions ukrainiennes occupées. La Russie continuera à faire la guerre en Ukraine. En tant qu'Européens, nous devrons dépenser plus pour notre sécurité, les Etats-Unis exerceront une pression accrue sur nous.
Dans les Etats post-soviétiques, l'instabilité va s'accroître. Du point de vue européen, nous devons nous demander comment stabiliser ces «zones grises» en leur faisant des offres. L'Union européenne (UE) doit faire valoir des intérêts géopolitiques en intégrant partiellement des Etats des Balkans de l'Ouest, de la Moldavie ou de la Géorgie. Si nous ne le faisons pas, ces Etats tomberont dans la zone d'influence russe et les coûts pour nous ne feront qu'augmenter avec la migration, la criminalité et la violence.
Vous dites que la sécurité en Europe n'existera plus qu'au sein de l'Otan. Un pays comme la Suisse devrait-il se rapprocher de l'Otan et se réinventer en quelque sorte?
Géographiquement, la Suisse a l'avantage de se trouver dans un espace de relative sécurité. Mais le pays devrait réfléchir à sa neutralité, étant donné qu'elle fait partie de cet espace économique et de la communauté de valeur européenne.
L'Union soviétique était une puissance de statu quo. La Russie actuelle, quant à elle, veut conquérir des territoires et étendre sa propre influence.
(aargauerzeitung.ch)
Traduit de l'allemand par Léon Dietrich