On le surnomme le «Gatsby russe». A juste titre. Suleyman Karimov, 56 ans, coche toutes les cases du cliché de l'oligarque à la fois furieusement décadent et fascinant: une fortune qui se chiffre en dizaines de milliards (Forbes l'estime à 12,2 milliards en août 2022), une poignée de villas de rêve sur la French Riviera, son propre club de foot, auxquels s'ajoute un goût prononcé pour les gros bateaux, les soirées au champagne et les concerts privés - avec en guest stars rien de moins que Christina Aguilera ou Shakira, invitées pour deux millions de dollars.
Depuis le début de l'année pourtant, la fête est moins folle pour celui qu'on qualifie entre autres de «fonctionnaire le plus riche de Russie». Il ne fait plus bon genre d'appartenir au cercle restreint du Kremlin et de Vladimir Poutine. Devenu la bête noire de l'Occident, Suleyman Kerimov a intégré la liste des tout premiers oligarques sanctionnés, après le déclenchement de la guerre en Ukraine.
En juin, le milliardaire a dû dire bye bye à son précieux yacht, «Amadea», un gros bébé de 325 millions de dollars amarré dans les îles Fidji et saisi par la justice américaine.
Quelques jours plus tard, Kerimov se trouve en ligne de mire d'une cellule anti-blanchiment française pour ses quatre propriétés de luxe sur le cap d'Antibes.
Mais revenons un peu arrière, voulez-vous?
La dégaine de Suleyman Kerimov est à des kilomètres de sa réputation de maître incontesté de la jet-set, fêtard et flambeur. Seul indice: la fine paire de mitaines couleur chair qu'il porte constamment et qui nourrit sa légende. Vestige d'un spectaculaire accident de Ferrari, immatriculée à Lucerne, survenu à Nice en 2006. Il était passé à un palmier de mourir brûlé vif. Sa peau conserve encore les stigmates des brûlures.
Au fond, Suleyman Kerimov ressemble plus au mec de la compta qu'à un milliardaire amateur de sensations fortes, de champagne et de caviar. Ça tombe bien: c'est en tant que tel qu'il a débuté sa prolifique carrière.
Né en 1966 dans une république reculée de Russie, le Daghestan, rien ne prédestine le tout jeune et surdoué diplômé en maths à survoler la finance et le monde en jet privé. A l'âge de 23 ans, Suleyman est engagé comme comptable dans une usine d'électricité pour un salaire de 150 roubles (environ 250 francs) par mois. Il n'a alors pas grand-chose d'autre à espérer qu'une vie modeste et bien rangée, dans le deux-pièces du foyer pour travailleurs de son usine, partagé avec son épouse Firuza et une autre famille. Sauf que Suleyman est un affamé, et qu'il veut plus. Bien plus.
L'ambitieux gravit vite et sans accroc les échelons de son entreprise, avant de se mettre à boursicoter. Son succès, il le doit à une série de coups gagnants et d'heureux hasards. Les étoiles sont alignées au-dessus de la tête de Kerimov qui, à peine trentenaire, se trouve déjà assis sur une fortune confortable lui permettant de diversifier ses activités. Energie, aviation, matières premières ou encore football, tout est bon pour aiguiser l'appétit de cet insatiable investisseur.
C'est en 2003 qu'il se lance dans l'opération à l'origine de sa gigantesque fortune: l'achat d'actions chez le géant du gaz russe Gazprom (celui-là même au cœur des enjeux géopolitiques actuels en Europe). L'année suivante, le cours des actions double. Jackpot.
En 2007, alors que l'ombre de la crise financière plane sur Wall Street, Kerimov multiple les investissements à hauteur de plusieurs milliards dans des mastodontes de la finance: la Deutsche Bank, le Crédit Suisse ou la Morgan Stanley. A l'époque, sa fortune atteint le montant stratosphérique de 21 milliards de dollars et le propulse au rang des personnalités les plus riches de la planète. Avant de retomber, après la crise de 2008, à 3,1 milliards. Pas de quoi déprimer ce Gargantua des chiffres, qui porte cette fois son choix sur le secteur de l'or pour investir la quasi-intégralité de sa fortune. Pari gagnant, une fois de plus.
Loin de se contenter du seul succès des affaires, Kerimov se lance en politique à la fin des années 90. Il remporte un siège à la Douma, sous l'égide du Parti libéral-démocrate de Russie (PLDR) - parti, qui, comme son nom ne l'indique pas, est ultra-nationaliste, conservateur et hostile aux valeurs occidentales.
Au fil des ans, le génie de l'industrie tisse sa toile d'influence au sein du Kremlin et soigne ses relations avec des personnalités notables comme Dmitri Medvedev (Premier ministre de Vladimir Poutine et président de Russie de 2008 à 2012), Igor Chouvalov (vice-premier ministre) ou Zoumroud Khandadachevna Roustamova (la femme du principal conseiller de Poutine). Quant à Vladimir Poutine lui-même, Kerimov a souvent nié faire partie de ses intimes. Le fait est que le 24 février dernier, dans la salle Saint-Catherine, il fait partie de ces 37 oligarques assis en rang d'oignons face au maître du Kremlin, qui leur rappelle leur devoir de fidélité et de diligence à son égard.
Aussi solidement que sa réputation de noctambule et que son amour pour le R'n'B américain, les controverses et poursuites judiciaires collent à la peau de «Souleyman le Magnifique». Mais rien qui ne l'ébranle durablement. Lui, il s'amuse. Son terrain de jeu préféré? La Côte d'Azur, où il jette l'ancre et son dévolu sur l'un des plus grands yachts au monde, «Ice», avant de le revendre dix ans plus tard au prix de 130 millions d'euros.
Il se choisit ensuite «Amadea», qui en vaut trois fois plus. Un monstre pourvu de toutes les commodités: piscine, jacuzzi privé dans la suite principale, héliport et jardin d'hiver sur le pont.
Saisi en mai dernier par le Trésor américain, quelle ne fut pas la surprise des enquêteurs d'y retrouver quelques trésors - dont l'un des fameux Œufs de Fabergé, petits objets de joaillerie de luxe, au prix inestimable, dont il n'existe que 54 exemplaires à travers le monde.
Quand ce n'est pas en mer, c'est sur terre que Suleyman organise ses fantasques réceptions, auxquelles prennent part tous confondus, banquiers occidentaux, magnats de la finance, politiciens et vedettes du showbiz. Des invités de marque que Kerimov divertit avec des artistes de renom, comme Beyoncé ou Amy Winehouse. On comprend mieux pourquoi dix millions de dollars, c'est un peu «juste» pour organiser une soirée, s'amuse le Financial times dans un portrait consacré au businessman en 2012.
Théâtre de ces fêtes: quatre villas prestigieuses sur le cap d'Antibes. Autant de grosses pierres clinquantes qui lui valent aujourd'hui de se trouver dans le viseur des autorités françaises.
Officiellement, aucune de ces quatre propriétés n'a jamais appartenu au milliardaire. Le nom de Kerimov ne figure nulle part. Même si c'est bien sa femme qui a exigé de recommencer par trois fois les travaux de la cuisine de la villa «Medy Roc».
Sur les papiers, c'est le patronyme d'un homme d'affaires lucernois qui revient constamment: Alexander Studhalter. Un ami de vingt ans qui se trouve depuis des années au centre de nébuleuses transactions financières. Manœuvres qui permettraient à leur principal bénéficiaire, notre ami Kerimov, de s'épargner plusieurs millions d'impôts superflus.
Ce même nom de Studhalter laisse des traces inattendues, dont la carte grise de la fameuse Ferrari Enzo au volant de laquelle Kerimov s’est crashé sur la Promenade des Anglais, en 2007.
Autre exemple: la Villa «Hier», acquise en 2008 pour la bagatelle de 31 millions d'euros. C'est en tout cas le prix de vente officiel transmis aux services des impôts. Elle en vaudrait, en réalité, 130 millions.
Kerimov s'est fait une spécialité de disparaître derrière de complexes montages financiers et autres sociétés offshore opaques, situées dans des paradis fiscaux aux noms exotiques (ou suisses allemands). Ainsi, ses quatre villas auraient toutes été acquises frauduleusement, toujours de la même façon, pour un montant de 750 millions d'euros.
Cependant, même les meilleurs tours de passe-passe ont une fin. Le 10 juin dernier, un juge niçois a instruit une procédure pour «blanchiment aggravé mettant en cause Souleïman Kerimov et son entourage».
Le «magicien» aux mains gantées n'est, à l'heure actuelle, pas mis en examen.