Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaïev a un chalet en Suisse, une dent contre les homosexuels et un gros penchant pour la guerre en Ukraine. Voilà pour la profession de foi (ou la bio LinkedIn). Le curriculum vitae charnu et bariolé du Patriarche de Moscou et de toutes les Russies a tout pour refiler des complexes à la famille Kardashian. Mais, pour l'heure, c'est l'Occident qui surveille d'un œil ferme ce puissant oligarque, religieusement clinquant et furieusement va-t-en-guerre. Mercredi, la Commission européenne a annoncé vouloir faire monter ce très influent oligarque dans son prochain train de sanctions.
Depuis l'annonce de l'invasion de l'Ukraine, celui qui est plus à l'aise sur les pistes de ski zurichoises que dans un mariage entre personnes de même sexe dédie sa sainte salive à la propagande du Kremlin. Et, forcément, ça clive. Même parmi ses fidèles qui seraient tout de même 150 millions éparpillés sur la surface du globe. Ces dernières semaines, l'homme d'affaires en soutane, plus connu sous le pseudonyme de Kirill, a multiplié les psaumes guerriers pour bénir l'armée russe, flanquer des fessées à l'Occident et propager bruyamment l'idéologie de Vladimir Poutine.
Il faut dire que Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaïev, né en 1946 à feu Leningrad, n'a pas eu une enfance toute simple. Et on ne parle pas d'une absence de Nutella dans le frigo familial. Son père et son grand-père, prêtres, ont été déportés au Goulag par le régime communiste, puis pourchassés pour «activité religieuse». Le petit Kirill héritera malgré tout de cette fougueuse passion pour les matins pieux.
Mais avant de pouvoir voler de son propre zèle, il s'est coltiné un train-train d'étudiant quasi ordinaire: diplômé en théologie en 67, tonsuré en 69. Ce n'est qu'une fois les années 70 déflorées, que le futur patron de l'Eglise russe a pu construire, prière après prière, rouble après rouble, son empire composé d'un astucieux commerce de clopes, d'un bas de laine qui boursoufle, de quelques missions pour le KGB à Genève et d'une influence religieuse qui ne cessera de croître dans son pays.
A 25 ans, en 1971, Kirill est fièrement nommé représentant de l'Eglise orthodoxe russe auprès du Conseil mondial des Eglises à Genève. Mais, peu rassasié de représenter un gros morceau du Patriarcat moscovite en Suisse, il offrira son temps libre au KGB, sans bouger du bout du Léman. Son blase d'agent secret? Mikhaïlov.
Quelques occultes missions plus tard, un incident fâcheux (et carrément diplomatique) viendra interrompre son épopée au pays d'Heidi: alors qu'il fonçait pied au plancher dans nos virages de montagne, sa rutilante BMW mord le bitume. A son bord? Un colonel du KGB et son fils, dont la clavicule a moyennement apprécié la sortie de route. Le chauffard de l'Eglise russe sera rapatrié en douce, direction Saint-Pétersbourg.
Avant d'être nommé Patriarche de Moscou et de toutes les Russies le 27 janvier 2009, Kirill a trimballé son koukoulion blanc dans toutes les sphères influentes de l'Eglise. D'archevêque de Smolensk et de Kaliningrad, au puissant poste de président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou au début des années 90. Hissé par le patron du KGB. Poli, polyglotte, éloquent et propre sur lui, Kirill a toujours fait bonne impression et savait brosser, à l'international, le portrait d'une Russie bien coiffée.
Mais l'homme s'est aussi très vite préoccupé de son compte en banque. Durant le règne de Boris Eltsine, dès 1994, il plongera sa soutane dans les affaires. Notamment en profitant des exemptions fiscales accordées à l'Eglise par le Kremlin. Dans les années 2000, la caillasse commence même à lui faire de larges sourires.
Selon le spécialiste de l'histoire religieuse russe Antoine Nivière, interviewé par Réformés.ch, Kirill était déjà responsable des Affaires étrangères du patriarcat de Moscou quand la Russie a donné un petit coup de pouce à l’Irak, alors sous embargo américain, en y envoyant tout un tas de matériel et notamment des médicaments.
Aujourd'hui encore, beaucoup de rumeurs circulent sur sa fortune et son train de vie. Si certains évoquent un puissant yacht, un avion personnel, plusieurs palais et un loft en Russie, d'autres se contentent de le peindre comme un oligarque, milliardaire et narcissique, qui a définitivement fait une croix sur son quotidien ascétique. Le baluchon doré du patriarche était estimé à quatre milliards de dollars en 2006.
Le célèbre épisode de la montre à 30 000 euros en est l'emblème: sur une photographie officielle, en 2009, le reflet de son poignet sur la table dévoilait un bijou qui donne l'heure. Sur son bras? Rien.
Mais alors qu'il alterne prières inspirées et ballades en limousine avec une souplesse céleste, Kirill doit faire face, le 21 février 2012, à une révolte hurlante d'un nouveau genre (pour l'époque). Trois jeunes femmes issues d'un gang punk baptisé Pussy Riot se jettent sur l'autel de la cathédrale Saint-Sauveur de Moscou pour scander une «prière anti-Poutine».
Pour Kirill, ce concert improvisé est une «abomination». Les trois militantes écoperont plus tard de deux ans de camp pour «hooliganisme» et «incitation à la haine religieuse». Même si elles seront libérées après sept mois, l'épisode dévoile pour de bon à la population russe cette collusion entre Kirill et le Kremlin, entre l'Eglise et le pouvoir, et scandalise l'opinion publique internationale: Madonna et Björk demanderont officiellement la libération des punkettes.
L'homme au klobouk et le maître du Kremlin entretiennent une relation qui a évolué au fil du temps. Aujourd'hui, leur union dans la guerre est «l’aboutissement de la relation incestueuse qu’entretiennent Poutine et le patriarche autour de cette idée que, après la chute de l’URSS, n’ont survécu que deux institutions: le KGB et l’Eglise», selon Jean-François Colosimo, historien et théologien cité par Le Parisien. Pour le spécialiste, il est très vite devenu une «sorte de ministre des Affaires religieuses de Poutine».
Celui qu'on surnomme ironiquement le «Métropolite de la vodka» n'a jamais su véritablement choisir entre gloire à Poutine et dorures au plafond. C'est d'ailleurs son lien avec le président russe qui, année après année, le radicalisera. «A l’instar de Poutine, le patriarche Kirill a fait sienne la théorie du choc des civilisations. Cela fait plusieurs années qu’il se fait le propagateur de ce qu’il appelle "le monde russe", soit un monde orthodoxe et nationaliste, mettant en avant les valeurs traditionnelles et s’opposant à l’Occident, perçu comme perverti», explique notamment Antoine Nivière.
L'Eglise orthodoxe ukrainienne était encore collée au Patriarcat de Moscou avant que la guerre n'éclate. Kirill a d'ailleurs fait croire à Vladimir Poutine, peu avant son allocution du 24 février 2022, que la plupart des fidèles ukrainiens allaient valider l'invasion sans sourciller. Fausse joie. Chez les prêtres, la guerre penche du côté ukrainien de la force et la réponse ferme du métropolite de Kiev, a terminé de convaincre une bonne partie des croyants.
Selon le média d'Europe de l'Est Nexta, les prêtres de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine récoltent depuis le mois d'avril des signatures pour que les actes et les paroles du patriarche Kirill soient jugés par les hautes instances religieuses.
Patriarch Kirill will go under church tribunal
— NEXTA (@nexta_tv) April 11, 2022
Priests of the Orthodox Church in #Ukraine are collecting signatures under an appeal to the Council of the Primates to assess the actions of #Russian Orthodox Church leader Kirill Gundyayev, better known as Patriarch Kirill.
1/2 pic.twitter.com/50TSfuNKXH
A 75 ans, le patriarche aux phalanges dorées est définitivement au cœur d'une crise politico-religieuse et son ami Poutine pourrait très vite se muer en un caillou douloureux dans son piédestal. Pour beaucoup de Russes, son penchant pour la luxure n'est pas compatible avec sa mission originelle.
Allez, encore une anecdote? En 2010, Kirill intente un procès à son voisin du dessus. L'homme en question? L'ex-ministre de la Santé, Iouri Chevtchenko, qui s'affaire à rénover son appartement moscovite. Scandale! La poussière des travaux aurait abîmé les 1600 bouquins du patriarche. «Il nous a envoyé un intermédiaire pour nous dire qu'il voulait une indemnité de 500 000 euros et saisir notre appartement», racontera quelques jours plus tard le fils de Chevtchenko.
Ce portrait a été publié une première fois le 14 avril 2022.