Macron la méprise et méprise le peuple. C'est la rhétorique entretenue par Marine Le Pen durant cet entre-deux tours. Un peuple qu'elle entend justement représenter dans cette élection. «Le 10 avril, si le peuple vote, le peuple gagne», s'était-elle déjà fendue dans un tweet avant le premier tour. S'il ne s'était pas généralisé de gauche à droite, on aurait pu voir dans l'accaparement de cette notion un vieux réflexe de l'extrême droite, au sens d'une famille politique s'appuyant sur une dialectique peuple-élites et une dévalorisation de celles-ci, incluant médias, patronat, minorités... et parlement.
Or, c'est précisément sur le plan institutionnel qu'il vaut la peine d'évaluer le programme de Marine Le Pen pour se faire une idée de sa vision de la démocratie. Au sommet de ses «22 mesures pour 2022», la candidate du Rassemblement national propose d'«arrêter l’immigration incontrôlée en donnant la parole aux Français par référendum.» Le scrutin aurait lieu durant les six premiers mois de son mandat. Dans son manifeste, la prétendante à l'Elysée écrit:
«A eux seuls», écrit-elle. Et c'est là tout l'enjeu. Si, en Suisse, on ne voit pas de problème à l'idée que le peuple puisse modifier la Constitution, y compris concernant la politique des étrangers, la question se pose différemment en France. Les articles 11 et 89 de la Constitution encadrent très spécifiquement cet outil et distinguent la consultation du peuple pour un projet de loi, d'une part, et une procédure de révision de la Constitution, d'autre part:
Ainsi, si Marine Le Pen venait à faire accepter par le peuple la modification d'«un certain nombre d’articles de notre Constitution afin d’intégrer la question migratoire à notre texte suprême», sans l'aval des chambres à la virgule près, elle se heurterait à la Constitution française elle-même. «Elle passerait en "coup de force"», a commenté le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier sur BFM TV. Elle perpétrerait même «un coup d'Etat constitutionnel», a-t-il déploré, n'hésitant pas, sur la chaîne parlementaire LCP, à parler de pratiques «terroristes de démocrature».
Révision constitutionnelle par référendum : "En disant cela, MLP_officiel s'érige en terroriste de démocrature, préparant un coup d'Etat constitutionnel. Il y a des règles de droit que nous devons respecter", affirme le constitutionnaliste, Jean-philippe Derosier. #CVR pic.twitter.com/yep0t8NDqk
— LCP (@LCP) April 13, 2022
Le politologue de tendance verte Erwan Lecœur estime, sur franceinfo, qu'il s'agit clairement d'une «vision d'extrême droite», du fait d'un certain «hyper-démocratisme», défini par «l'idée que les institutions de la République doivent être remplacées par le bon sens populaire». Le constitutionnaliste Dominique Rousseau qualifie quant à lui «cette "démocratie référendaire" voulue par Marine Le Pen, qui met à l'écart les élus et les institutions susceptibles d'exercer un contre-pouvoir», d' «illibérale», et va même jusqu'à parler de «coup d'Etat» dans Le Monde.
Tous les observateurs ne s'accordent pas sur cette analyse. Retour en Suisse avec l'historien Olivier Meuwly, membre du Parti libéral-radical. «En un sens, Marine Le Pen a raison de jouer avec les limites du système. La Ve République est bâtie sur l'idée de la rencontre entre un homme (en l'occurrence, une femme) et le peuple.» Et pour cause, les modalités d'élection au suffrage universel ont été décidées par un référendum proposé par le général de Gaulle en 1962... de façon anticonstitutionnelle, comme le rappelle Dominique Rousseau sur franceinfo. Ce qui donne raison à Olivier Meuwly:
«Si l'on prend l'exemple de la Suisse, en 1847, il n’y avait pas de système prévoyant la réforme de la Constitution», lance le spécialiste du 19e siècle helvétique et de la démocratie directe. «Toute innovation institutionnelle est en quelque sorte illégale. C'était le grand argument des conservateurs contre les libéraux-radicaux qui ont créé la Suisse moderne.» Marine Le Pen s'inscrit donc dans une optique révolutionnaire plus que réactionnaire. Et il n'est pas dit que ce soit l'anti-parlementarisme qui motive la candidate selon l'historien, qui remarque qu'elle propose l'introduction de la proportionnelle.
De manière plus générale, Olivier Meuwly est d'avis que l'étiquette «extrême droite» a été tellement utilisée qu'elle veut exprimer aujourd'hui beaucoup de réalités différentes. Ce qui, selon lui, rend les choses compliquées, et sert les personnes visées plus que ça ne les dessert. «Etre pour une démocratie illibérale, à la mode de Victor Orban, dont s'inspire justement Marine Le Pen, c'est être d'extrême droite?» La question reste ouverte.
Finalement, anti-parlementarisme ou pas, d'autres caractéristiques de la candidate expliquent qu'on puisse voir dans ses propositions des relents de ce qu'il est convenu d'appeler «extrême droite». Quel que soit le mot derrière cette réalité, celle-ci se manifeste par exemple par une indifférence de Marine Le Pen aux contre-pouvoirs, essentiels à la démocratie, tels que les syndicats ou les associations. Elle pourrait au moins les critiquer, de manière constructive, mais elle n'en parle même pas: pas une trace de ces mots dans son programme.
Autre marqueur, l'alliance – en cas de victoire de la candidate nationaliste – qui se dessinerait entre la France et des Etats illibéraux comme la Hongrie ou même la Russie, que Marine Le Pen louait encore il y a quelques mois. Ou encore l'autoritarisme auquel on s'attendrait de la part de Marine Le Pen une fois arrivée au pouvoir; on peut songer ne serait-ce qu'au fonctionnement du Rassemblement national, où il n'existe pas – ou si peu – de culture du débat. Tant de motifs de critiques et de craintes qui font dire à Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol):
En résumé, on peut seulement dire que Marine Le Pen est anti-démocrate, dans la mesure où elle n'est pas attachée à la démocratie libérale et où la démocratie ne peut être que libérale. Mais la principale intéressée ne sera sûrement pas d'accord avec cette idée.