Comme le jean délavé et l'accouchement à domicile, les modes du football sont autant le fait d'un courant de pensée que d'un instinct grégaire. Ainsi la défense à trois de Carlos Bilardo, son inventeur autoproclamé, est-elle ressortie d'un grimoire poussiéreux pour devenir la hype du football moderne.
Les sélectionneurs de la Coupe du monde sont-ils également des moutons? Le 3-4-3 y compte des disciples (Angleterre, Belgique) mais surtout des brebis égarées. La semaine dernière, Murat Yakin a créé un petit émoi en alignant trois défenseurs axiaux contre le Ghana, dans une improvisation douteuse. Mêmes expérimentations en Italie où Roberto Mancini s'est essayé prudemment à ce système contre l'Albanie.
Dans le même temps, voilà que la France renonce (déjà) à son «idéal», ce 3-4-3 qu'elle présentait au dernier Euro comme une formule magique et numéro de charme. «Question d'équilibre», a justifié Didier Deschamps, redevenu vieux jeu (4-2-3-1) et pragmatique. Il n'est pas le seul: tous les autres favoris du Mondial (Brésil, Portugal, Espagne, Argentine) jouent avec quatre défenseurs. D'où la question: le 3-4-3 est-il la formule magique ou un numéro de charme?
Le mécanisme du 3-4-3 s'articule autour de deux pistons qui, comme leur surnom l'indique, coulissent sur toute la longueur du terrain. Nuno Tavares l'a bien compris lors de son arrivée à Marseille, l'été dernier:
Un jeune piston de Rodez (Ligue 2) décrit le profil de l'emploi dans 20minutes.fr: il raconte un «poste très exigeant» qui requiert à la fois une «présence défensive et offensive», en apportant «de la vitesse», «des centres» des «un contre un», pour parfois «finir les actions en attaque». Sans oublier d'offrir «du soutien aux trois centraux lors des phases défensives», histoire de ne pas rester les bras croisés. Le tout sans jamais perdre la lucidité qui permet de savoir en permanence «quand prendre le couloir», «quand opérer un repli», «quel adversaire marquer» (ailier ou latéral?), «comment s’aligner avec les axiaux». Une chatte n'y retrouverait pas ses petits dans une botte de foin.
Les spécialistes du poste sont rares. Ils ont généralement deux pieds et trois poumons. Ils sont théoriquement capables d'enchaîner les courses à haute intensité sans que la fatigue n'altère leur habileté technique ou tactique.
Les entraîneurs n'ont pas tous les mêmes motivations, et surtout, ne font pas la même interprétation du 3-4-3. Certains recherchent davantage la stabilité en renforçant l'axe de leur défense, puis en bouclant les couloirs: cette déclinaison ressemble davantage à un 5-3-2 ou 5-4-1 de type réduit national, quoi qu'il en soit à une ligne de cinq défenseurs, dans un système beaucoup plus sage et passif (sinon froussard).
Ceux qui aspirent à un peu de culot et d'exubérance (en langage footballistique: déséquilibre) recherchent par le 3-4-3 une meilleure occupation du terrain et des espaces, en amenant du chaos sur les côtés. A condition d'en avoir les ailes et les cuisses.
«Le 3-5-2 permet de sécuriser l'axe et d’épouser toute la largeur du terrain, développe Elie Baup, champion de France avec Bordeaux en 1999, dans Le Parisien. Les deux joueurs de couloir doivent apporter des solutions de débordement face aux équipes qui jouent de manière regroupée et ferment les espaces. L’idée est d’épuiser l’adversaire avec cette recherche de la largeur et l’apport des pistons. D’autant que ce système ouvre des espaces à l’intérieur, dont peuvent profiter les joueurs axiaux pour s'engouffrer.»
Le 3-4-3 est souvent le choix des entraîneurs qui privilégient la domination territoriale, les circuits courts et en triangle. Exemple:
Mais ce système est également traversé de courants d'airs dans la mesure où, même increvable, un joueur de couloir ne peut pas fermer tous les espaces. Ses montées libèrent des espaces derrière lui, ce que l'on appelle poétiquement «le trou dans le dos». Pour Emmanuel Petit, le meilleur moyen de dynamiter un 3-4-3 est de «renverser totalement le jeu sur un côté où le piston n’a pas eu le temps de revenir».
A la perte du ballon, «l’adversaire peut jouer rapidement dans le dos du piston: c’est un risque, reconnaît Elie Baup. Pour éviter ces situations, les joueurs de couloir ne doivent être positionnés ni trop haut, ni trop bas. C’est donc un système difficile à assimiler, qui nécessite beaucoup de préparation et de gammes. Malheureusement, on dispose rarement de ce temps en sélection.»
Autre inconvénient: il arrive qu'un trio défensif s'avère sous-occupé ou parfaitement inutile, en particulier face à des équipes qui alignent un seul attaquant. «Trois défenseurs axiaux, c'est aussi un joueur de moins au milieu pour créer du jeu», calcule Didier Deschamps. Le même Deschamps qui, en 2018, ironisait après avoir éliminé la Belgique: «Je veux bien imaginer que nos adversaires étaient meilleurs mais quand ils basent leurs arguments sur la possession, je me permets de sourire.
«Avec sa jolie dégaine offensive, plus sexy que la sale gueule du 4-5-1, le 3-4-3 plaît à tout le monde, bénéficiant du côté fétichiste Cruyff/Barça/beau jeu ou Tuchel/Dortmund/marée jaune. Le frisson aventureux de la prise de risques qui ose le déséquilibre derrière, ça fait toujours rêver. Sauf qu'en fait, le 3-4-3 est surtout un système qui permet aux entraîneurs de ne pas se faire virer», affirme le magazine So Foot dans un pamphlet anti 3-4-3.
Trois défenseurs sur le papier deviennent souvent cinq sur le terrain: beaucoup de menues lâchetés sont dissimulées dans l'épaisseur d'un rideau défensif. Et il y a l'effet de mode: un entraîneur qui se revendique fièrement du 3-4-3 devient immanquablement lettré, stylé et moderne. Il a forcément joué du compas et de l'équerre sur les tableaux de son enfance visionnaire, avant d'accoucher de son immaculée conception sur les «heat map» d'Opta et autres infographies digitales empruntés aux cartes militaires du général Schwarzkopf (pour ceux qui l'auraient oublié 👎).
Jouer en 3-4-3, c'est voir le monde dans toute sa complexité contemporaine. C'est rompre avec le patriarcat du 4-4-2 en losange, système rigide et binaire (défendre, attaquer) des brebis boomers. C'est oser la fronde par les voies ancestrales de l'organisation et de la discipline. C'est aussi, parfois, encourir de belles débâcles.
Le printemps dernier, Lucien Favre (65 ans) nous faisait remarquer qu'aucune équipe n'est devenue championne d'Europe ou du monde avec un système à trois défenseurs. Le seul qui en maîtrise tous les mécanismes, qui est capable de l'enseigner dans tous les pays, qui n'y déroge jamais, ô grand jamais, et qui gagne toujours à la fin, c'est Antonio Conte, actuel manager de Tottenham. En 3-4-3, Conte est bon. Mais qui serait son égal?