Pour beaucoup d'amateurs de football, les tirs au but, fameuse séquence que l'on retrouve lors des matchs à élimination directe après une égalité parfaite sur les 90 minutes plus les prolongations, ne mobiliseraient que chance et hasard. Un face-à-face aléatoire entre le gardien et le tireur que seul le plus verni remporterait, un peu comme dans une partie de caillou-papier-ciseaux.
Chez les fans comme chez les joueurs, cette légende a la vie dure. Déjà, lors de l'Euro 2021, l'équipe de France, éliminée par la Suisse aux tirs au but, avait sorti l'excuse de la loterie. Le gardien Hugo Lloris avait fait état de sa douleur, «encore plus [forte] après une séance de tirs au but où ça devient de la loterie». Même son de cloche du côté du défenseur Raphaël Varane: «Il y a eu du positif en deuxième mi-temps, mais ça n'a pas suffi. Les tirs au but, c'est la loterie.»
Oui, mais non. Définitivement, non. Il faut sortir de la facilité et, une bonne fois pour toutes, admettre et accepter que les tirs au but, ça n'est pas une loterie, et que l'emporter après une telle séquence n'est pas le fruit du hasard. C'est une pratique à part entière qui se travaille, qui se prépare et qui dépend de nombreux facteurs sportifs et psychologiques. Le hasard, au contraire, c'était la victoire à pile ou face, qui se faisait avant 1973 et l'invention des tirs au but. Là, c'était du vrai et du pur bonheur-la-chance.
Pour l'ancien sélectionneur de l'équipe de France, Raymond Domenech, qui a vécu des défaites sportives sur ce pile ou face, c'était tout simplement inique. «Jouer une qualification à la pièce était dramatique, presque antisportif. Un tir au but, au moins, implique un geste technique, une situation de jeu, comporte une dimension psychologique qui s'approche de ce qu'est la compétition. [...] Vous ne pouvez pas imaginer la souffrance de perdre sur un pile ou face, cela dépasse, et de très loin, toutes les autres défaites», défend-il dans son livre «Mon Dico passionné du foot», sorti en 2014.
À l'inverse, les tirs au but se préparent dès l'entraînement et le destin peut être contrôlé. D'ailleurs, et ce même si son équipe a précisément perdu lors de cette séance contre le Maroc durant le Mondial 2022, le sélectionneur de l'Espagne, Luis Enrique, a poussé ses joueurs à accumuler de l'expérience, leur demandant d'avoir tiré a minima 1000 penalties avant d'être sélectionnés.
Toutes les dimensions sont à appréhender et à anticiper, à travailler, à réviser, de l'aspect psychologique aux frappes, jusqu'aux anticipations des plongeons du gardien et des trajectoires des tirs des buteurs. C'est l'ancien entraîneur du Dynamo Kiev, l'illustre Valeri Lobanovski qui, dans les années 1980, fut le premier à imposer à ses joueurs une préparation millimétrée. Avant chaque match à enjeu, à élimination directe, des coupes nationales aux européennes, il organisait des séances d'entraînement où il reproduisait absolument tout ce que l'on pouvait retrouver en compétition.
Comme expliqué dans le livre de Ben Lyttleton, «Onze mètres, la solitude du tireur de penalty,» Valeri Lobanovski allait même jusqu'à demander aux jeunes, des U21 aux U14, de venir jouer les supporters, souvent violents et vindicatifs, avec fumigènes et tambours, histoire d'ajouter une pression aux acteurs, et faisait répéter la séance.
Parfois, pour inciter à la performance et ne pas entrer dans une routine inquiétante, il mettait en jeu des jours de repos supplémentaires ou des primes. Le but était de forcer son équipe à se concentrer et à s'améliorer, à maximiser la réussite en cas de séance en match officiel. Et cela a fonctionné. Sous la direction de Valeri Lobanovski, le Dynamo Kiev a remporté la majorité de ses séances de tirs au but - un succès supérieur à la moyenne européenne.
Pour l'économiste espagnol Ignacio Palacios-Huerta, auteur du livre «L'économie expliquée par le foot», c'est «une évidence qu'il faut travailler les tirs au but. [..] L'apprentissage et le contrôle permettent d'améliorer les compétences et de soutenir les résultats.» Il a d'ailleurs justifié sa thèse à partir de l'étude du championnat argentin 1988-1989 qui, en prévision de la Coupe du monde 1990, avait tout simplement aboli le principe du match nul et imposé une séance de tirs au but en cas de parité, à chaque rencontre.
Soit dit en passant, c'est ce qu'aimerait imposer la Fifa pour la Coupe du monde 2026, avec des séances de tirs au but lors des matchs de poule, afin de mieux départager les équipes. En cas de nul, chacun aurait un point et la sélection qui remporterait les tirs au but aurait un point de bonus supplémentaire.
Dans l'Argentine de 1988, cette règle provoqua une augmentation de 9000% du nombre de séances et obligea les joueurs et les clubs à s'entraîner et à se préparer. En moyenne quatre fois par semaine, contre moins de trois fois par an ailleurs, dans les championnats anglais, allemand ou espagnol. Les effets furent largement perceptibles.
«Statistiquement, en bloquant les forces et les compétences des tireurs et des gardiens, les Argentins de la saison 1988-1989 affichaient un niveau d'expérience aux tirs au but plus élevé», indique Ignacio Palacios-Huerta. Et d'ajouter:
Alors voilà, arrêtons de répéter ou de croire que les tirs au but ne seraient que de la chance ou de l'incertain. Cet exercice se répète et se peaufine à l'entraînement, on acquiert de l'expérience et on s'améliore sans cesse. Chose qui est strictement impossible lorsqu'on joue à pile ou face ou au loto: même en répétant un million de fois le geste, on laissera toujours la place au hasard. Pas lors d'un tir au but.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original