Quel est le point commun entre le Hertha Berlin, le Standard de Liège, le FC Genoa, le FC Séville, le Red Star Paris, Vasco de Gama et Melbourne Victory? Le football, c'est vrai. Mais pas seulement: tous ces clubs appartiennent – totalement ou en partie – à l'entreprise «777 partners».
777 partners est une entreprise basée aux Etats-Unis, qui s'est fait un nom dans le secteur du private equity (fonds d'investissements) et a investi beaucoup d'argent dans des clubs de football ces dernières années. Selon les médias allemands, rien que le Hertha Berlin lui a coûté 220 millions d'euros.
Bienvenue dans le nouveau monde du football, où ce qui, a priori, ne se ressemble pas, s'assemble: Séville et Melbourne ou encore Gênes et Liège. Et ainsi de suite. C'est ce qui se passe actuellement aux quatre coins du globe: les clubs sont négociés comme des marchandises. Ils appartiennent subitement à des réseaux qui n'existaient pas il y a quelques années.
Fernando Roitman affirme que ce boom des groupements de clubs – connu dans la branche sous le terme de multiclub ownership (MCO) – est l'une des tendances les plus fortes du football moderne. Ce chercheur du Centre international d'études du sport (Cies), basé à Neuchâtel, sort quelques chiffres très parlants. Par exemple celui-ci: en 2016, 83 clubs faisaient partie d'un réseau de football dans le monde. En 2022, ils étaient déjà 242. En mars de cette année, 254.
Autrement dit: leur nombre a triplé en seulement six ans. Mais ce n'est pas tout. Chaque année, l'UEFA analyse le paysage des clubs européens. Son dernier rapport indique que 82 clubs de première division en Europe font désormais partie d'un MCO. En Premier League anglaise, c'est le cas de la moitié des clubs. Pour un tiers en Belgique, en France, en Italie, en Espagne et au Portugal.
Cette tendance est encouragée par des investisseurs américains, telle l'entreprise 777 partners. Selon l'UEFA toujours, 27 réseaux de football ont leur siège aux Etats-Unis. Au total, il en existe actuellement une centaine de ce type, qui s'étendent dans le monde entier en possédant des participations majoritaires ou minoritaires. La plupart d'entre eux comprennent deux clubs, mais 20% en regroupent plus de quatre. Parmi les célèbres écuries insérées dans des réseaux, on peut citer Manchester City, Red Bull Leipzig, Milan ou encore Lyon. En Suisse, GC, Lausanne, Lugano et Thoune sont concernés. Mais ça ne devrait pas s'arrêter là. On y reviendra plus tard.
Encore une statistique impressionnante: 6500. C'est le nombre de footballeurs qui, selon l'UEFA, jouent désormais dans des réseaux de clubs. D'autres estimations vont jusqu'à 9000 joueurs.
Il y a peu de chances que ce boom prenne fin. Le football vit des émotions qu'il suscite et, depuis longtemps, ces émotions valent des milliards. C'est pourquoi ce sport est devenu la cible de froids spéculateurs (comprendre: les sociétés d'investissement). Après des années de taux d'intérêt bas, elles ont beaucoup d'argent à investir. Les clubs de football, surtout ceux qui ont été affectés financièrement par la pandémie, sont une proie toute trouvée. Les requins sont là.
Et c'est comme ça qu'un réseau se développe ici et là. Le chercheur Fernando Roitman met en avant un aspect crucial de ce type de marché: le développement des joueurs. Il explique que les propriétaires qui possèdent plusieurs clubs peuvent placer les joueurs là où ils jouent le plus, où ils se développent et où ils peuvent, en conséquence, augmenter leur valeur.
Au sommet de la chaîne se trouve le club leader, généralement un grand club. En dessous, il y en a un ou plusieurs petits, qui ont une vocation formatrice. Une hiérarchie claire, donc, même si la situation est volontiers présentée différemment, histoire de rassurer les fans. Ceux-ci réagissent naturellement avec scepticisme, voire avec colère, quand leur club de cœur est soudainement repris par un autre. De Copenhague à Lorient, des mouvements de protestations ont récemment eu lieu après des cessions d'actions.
Malgré les contestations compréhensibles, ces unions de clubs ont des effets positifs au niveau de la synergie. Par exemple pour le scouting (cellule de recrutement). Les réseaux sont aussi intéressants pour les sponsors, qui peuvent désormais toucher plusieurs marchés (pays) d'un seul coup.
Longtemps dans l'histoire du football, un club appartenait généralement aux personnes qui l'avaient fondé et il était enraciné dans sa ville. Mais les réseaux chamboulent ces fondements.
La question se pose de savoir ce qui se passe quand deux clubs d'un même réseau s'affrontent. En fait, il existe des règlements dans ce domaine, notamment l'article 5.01 de l'UEFA, qui stipule qu'aucune entreprise ou personne privée ne peut exercer d'influence ou de contrôle sur plus d'un club impliqué en Coupe d'Europe.
Mais des doutes subsistent depuis longtemps quant à l'efficacité de cette réglementation. Lorsqu'en 2017, le Red Bull Salzbourg et le RB Leipzig se sont qualifiés pour la Ligue des champions, deux clubs appartenant au même groupe (Red Bull), des adaptations structurelles ont suffi à apaiser l'UEFA. Le fait que, depuis, de nombreux joueurs continuent à passer d'un club à l'autre ne semble pas préoccuper l'institution faîtière.
Récemment, le président de l'UEFA, Alexander Ceferin, a même remis en question l'article 5.01 dans une interview. Il a déclaré qu'il fallait repenser les règles, et vite. Le Slovène ne s'engage pas encore sur quoi que ce soit, mais il a évoqué une dérégulation pour répondre à l'essor des réseaux dans le football.
La réaction pourrait être aussi totalement inverse, par exemple avec des règles plus strictes. Mais selon Fernando Roitman, on ne s'achemine pas vers cette solution. Le chercheur neuchâtelois met aussi en avant que cet essor des réseaux a des répercussions sur le marché des transferts. Les joueurs passent désormais plus souvent d'un club à un autre appartenant à la même structure. Dans ce cas, les montants des transferts sont impactés: ils sont soit nuls, soit inférieurs à la normale.
Les clubs qui ont formé les joueurs et qui auraient droit à des indemnités en pâtissent. Si ces dernières ne sont pas versées, les clubs formateurs sont désavantagés. «L'un des effets pourrait être que ces clubs deviennent encore plus vulnérables face à la prise de contrôle du club leader du réseau», explique Roitman. Un cercle vicieux.
En Suisse, plusieurs clubs font partie d'un réseau, avec des situations très différentes. Ça peut se passer plutôt bien, comme à Lugano (lié à Chicago Fire, équipe où évolue Xherdan Shaqiri), où les propriétaires américains tiennent compte des conditions locales et font appel à des personnes qui connaissent la Suisse.
C'est moins reluisant à GC, le Rekordmeister helvétique vendu en 2020 au groupe chinois Fosun parce qu'il n'avait pas d'autre choix. Récemment, l'entraîneur Giorgio Contini a résilié son contrat pour la fin de la saison, un événement exceptionnel: le technicien lance ainsi un signal d'alarme pour un club en perte de repères. Après de nombreux changements de direction, on ne sait toujours pas qui sera aux manettes de GC lors du prochain exercice.
Claudius Schäfer, le directeur de la Swiss Football League, a un sentiment ambivalent quand il parle de ce boom des réseaux. D'un côté, il rappelle que des clubs comme GC et Lugano n'existeraient peut-être plus sans les investisseurs étrangers. De l'autre, il sait que le club leader ne sera jamais suisse. Autrement dit: que les équipes de notre pays seront subordonnées à plus puissant qu'elles. Comme de perpétuelles antichambres.
Schäfer pointe du doigt le risque que les clubs helvétiques ne deviennent que des lieux de passage vers leurs grands partenaires. Et que l'accession des jeunes joueurs suisses vers la première équipe devienne plus difficile, parce que d'autres talents venus de l'étranger occupent les places. Très concrètement, ces réseaux sont-ils bons ou mauvais pour le foot suisse? «Il faut considérer chaque club séparément», tempère le boss de la Swiss Football League. L'important, selon lui, c'est que l'identité soit respectée et qu'il y ait une stratégie claire.
C'est sûr, le sujet continuera d'occuper le football suisse. Claudius Schäfer en est convaincu, lui qui explique que les clubs suisses reçoivent de nombreuses offres de rachat. C'est aussi l'avis de Fernando Roitman. Selon l'universitaire, des marchés comme la Belgique ou le Portugal seront bientôt épuisés. En conséquence, l'attention se portera de plus en plus sur les clubs suisses.