Quatre jours avant l’accident, le monde de Kevin Lötscher était encore totalement différent. Il venait de briller sous le maillot de l’équipe nationale aux Mondiaux en Slovaquie, qu’il avait ponctués par un doublé contre les Etats-Unis malgré l’élimination en phase de poules. Un match qui devait définitivement propulser le jeune Valaisan dans le viseur des scouts de NHL.
Peu après, le talentueux ailier aurait dû s’envoler pour les Etats-Unis afin de participer à un camp d’été de la NHL. Mais le destin en a décidé autrement ce matin-là à Sierre. Et l’avenir tout tracé de Kevin Lötscher a pris une tout autre direction.
Au cours des douze années qui se sont écoulées depuis l’accident, Lötscher a vécu beaucoup de hauts et de bas. Il s’est longtemps battu, autant pour rejouer au hockey sur glace que pour retrouver une vie normale. Un livre sorti début septembre emmène les lecteurs dans ce tourbillon qu’a connu l’ancienne pépite des patinoires suisses. Pour watson, Kevin Lötscher revient sur le jour qui a tout changé et explique comment il se sent aujourd’hui.
Que ressentez-vous chaque année le 14 mai, la date de votre accident? Est-ce un jour de fête, car vous êtes encore en vie, ou alors un jour de deuil car vos rêves se sont envolés ce jour-là?
Kevin LÖTSCHER: Je ne le vois pas du tout comme un jour triste. C’est un jour spécial, bien sûr. Mais pour moi, le 14 mai est une bonne date, car c’est le jour où j’ai reçu une seconde vie. Parfois, ça me fait bizarre de réaliser que ça fait déjà douze ans. Mais je n’ai pas de sentiments négatifs vis-à-vis de cette date, non.
A 23 ans, vous étiez considérés comme l’un des plus grands espoirs du hockey suisse. Quels étaient vos objectifs à l’époque?
Je voyais mon avenir en Amérique du Nord. Mais au début, c’était davantage un rêve qu’un objectif réaliste. En allant à Langnau, j’ai réalisé que je pouvais effectivement passer professionnel. Quatre jours avant l’accident, je jouais aux Mondiaux et je devais ensuite partir à Washington pour un camp d’été. Durant cette période juste avant l’accident, je planais. Je venais de marquer deux buts aux Mondiaux, je me réjouissais de l’été à venir. Et puis tout le disque dur a été effacé d’un coup.
Vous souvenez-vous de vos deux buts lors de la victoire de la Suisse contre les Etats-Unis?
Non. Quand je les regarde, je vois bien que c’est moi, mais les souvenirs, les émotions ressenties, ont totalement disparu. Bien sûr, personne ne peut m’enlever le fait que j’ai marqué ces buts. Je pense que c’était incroyablement cool.
Vous partagiez la chambre de Simon Moser aux Mondiaux. Il a un an de moins que vous et était lui aussi au début de sa carrière. Il a ensuite eu l’occasion de tenter sa chance en NHL et joue toujours à Berne aujourd’hui. Cela vous attriste-t-il de voir comment votre carrière aurait pu se dérouler?
Non, pas du tout. Je suis heureux pour Simon qu’il ait eu l’occasion de jouer en NHL. Et je suis heureux de le voir capitaine du CP Berne en ce moment. Je n’ai jamais comparé sa situation à la mienne.
Vous souvenez-vous du moment où vous vous êtes réveillé du coma?
Pas totalement. Je n’ai que des images isolées. Mon premier souvenir clair, c’est quand j’ai réalisé qu’on me donnait des antidépresseurs et que je les ai jetés par la fenêtre (rires). Je me suis dit: «Hé, j'ai eu un accident, je ne suis pas déprimé.»
Et avez-vous tout de suite pensé à retourner sur la glace?
Au début, j’avais simplement envie de retrouver une vie normale. Plus tard, les médecins m’ont dit qu’il serait possible de rejouer au hockey à un moment donné, car mes progrès étaient satisfaisants. J’ai alors su que je voulais absolument essayer.
Dans votre livre, vous parlez des différentes thérapies – parfois peu conventionnelles – que vous avez essayées. Laquelle vous a le plus aidé?
Je ne peux pas dire quelle thérapie m’a le plus aidé. C’est davantage la combinaison des différentes approches qui a été très efficace. Cela m’a permis de récupérer très rapidement et quelqu’un qui ne me connaît pas ne penserait jamais que j’ai subi un traumatisme crânien par le passé. Je suis content d’avoir testé autant d’approches, car cela m’évite de me reprocher de ne pas avoir tout essayé. Je suis serein par rapport à ça.
Vous avez pardonné à la conductrice qui a causé l’accident. J’imagine que cette étape a été extrêmement difficile. Comment avez-vous réussi?
Je savais que si je ne lui pardonnais pas, je ne ferais que freiner mon propre processus. Nous nous suivons également sur Instagram. Récemment, j’ai vu une photo d’elle en train de trinquer avec quelqu’un et je lui ai écrit «santé» pour lui demander comment elle allait. Nous avons des contacts réguliers. Ça me semble juste et c’est bien de voir que tout se passe bien entre nous.
Nous avons tous les deux tiré les leçons de cet incident et cela n’aiderait personne que je lui reproche quelque chose. Bien sûr, je n’ai pas toujours vu les choses de cette manière. Mais aujourd’hui, je suis capable de le voir ainsi.
Vous avez fait votre retour au hockey après une période de convalescence, avant d’annoncer votre retraite définitive peu de temps après. Quand vous êtes-vous rendu compte que votre carrière de hockeyeur était terminée?
Il y a eu quelques moments où je me suis demandé: «Dois-je continuer? Ai-je encore l’énergie pour le faire?» La frustration constante, le fait de savoir que vous étiez capable de faire ce mouvement, mais que votre tête et votre corps ne fonctionnent plus correctement ensemble, c’était dur à vivre. Je n’étais plus en mesure de prendre de décisions rapides. Or le hockey sur glace est basé sur ça. Je me suis rendu compte que ça ne s’améliorait pas et au lieu de vivre cette frustration tous les jours, c’était plus logique de dire: «Voilà, c’est terminé.»
Vous auriez aussi pu jouer en 1re Ligue...
Oui, j’aurais pu. Mais sur la glace, je me retrouve toujours dans des situations de stress parce dues à mon manque de réactivité. Et une fois que vous avez joué en National League et aux Mondiaux, l’effort à fournir est trop important. Il y a quand même deux ou trois entraînements par semaine, en plus des matchs.
Je joue environ une fois par semaine avec d’autres anciens. C’est là que je prends du plaisir.
Auriez-vous préféré que l’on soit plus honnête avec vous et que l’on vous dise plus tôt qu’il était sans doute illusoire d’espérer un retour au plus haut niveau?
Je suis conscient que ça n’aurait pas été facile de me le dire. Je crois que tout le monde voulait que ce soit possible, comme moi. Normalement, après un traumatisme crânien, on revient deux ou trois divisions plus bas. Oui, peut-être que ça aurait aidé si quelqu'un m’avait dit plus tôt: «Hé, ton niveau est de nouveau très bon, mais ça ne suffira pas pour revenir au sommet.» Ce n’est pas du tout un reproche que je fais à qui que ce soit. Je ne sais d’ailleurs pas comment j’aurais réagi.
Après l’annonce de votre retraite sportive, vous avez traversé une période compliquée. Vous arrive-t-il de penser qu’il aurait été préférable de ne même pas tenter de comeback?
Non, je suis content d’avoir essayé. Si je n’avais pas essayé et que j’avais réalisé en jouant au hockey que j’avais toujours le niveau requis, je me serais toujours demandé comment se serait passé un hypothétique comeback. Là, je peux dire que j’ai essayé et que ça n’a pas marché. Je crois que ça valait la peine.
Qu’avez-vous fait ensuite?
Quand j’ai arrêté le hockey j’ai d’abord ressenti un immense vide. Je ne savais pas quoi faire de ma vie, car pendant les huit années précédentes, le hockey avait été toute ma vie. Tout mon entourage était formé de hockeyeurs. Avant, j’avais un emploi du temps bien défini avec les entraînements. Tout à coup, ce rythme avait disparu. C’était vraiment très difficile de remplacer cette routine par autre chose.
Quand avez-vous réalisé que vous ne pourriez pas sortir de cette situation tout seul?
A un moment donné, j’ai réalisé que je n’étais plus un bon ami, que je n’étais plus un bon fils, que je ne faisais rien et que je n’étais capable de rien faire. Durant plusieurs semaines, je me sentais mal.
J’ai alors compris que j’avais besoin d’aide et j’ai trouvé une très bonne thérapeute. C’était un moment extrêmement difficile, mais avec le recul, je peux dire que c’était une décision très importante. Sans cette aide professionnelle, je n’aurais probablement pas repris goût à la vie.
Que représente le hockey sur glace pour vous?
Je pense toujours que le hockey est le meilleur sport qui existe. En ce moment, je suis à l’Ochsner Academy d’Arosa, là où tout a commencé et où je suis heureux de passer quelques jours chaque année. Ici, c’est comme une petite famille, avec beaucoup d’anciens joueurs. Je suis heureux d’en faire partie.
Regardez-vous aussi les matchs de National League?
Je vois plutôt les matchs comme une occasion de sortir. J’y vais avec des amis, on boit une bière, on rate un tiers de temps en temps. C’est amusant, mais je n’organise pas ma vie en fonction du hockey. J’aime aussi regarder les Mondiaux. Le niveau s’est encore amélioré ces dernières années. Je suis heureux de voir que les choses avancent et que la Suisse s’améliore au niveau international. Et bien sûr, je me réjouis aussi quand Berne et Langnau gagnent. Mais c’est pour Bienne que je vibre le plus. C’est là-bas que j’ai connu ma meilleure période.
Durant vos conférences, vous affirmez par exemple: «Quoi qu’il arrive, c’est vous qui décidez.» Pensez-vous que toutes les personnes qui ont subi un tel coup du sort peuvent reprendre goût à la vie comme vous l’avez fait?
J’ai eu la chance d’avoir un entourage solide qui m’a porté et j’ai écouté mon cœur. J’ai fait ce que je ressentais et des choses qui me faisaient plaisir. Quand tu fais les choses par plaisir, tu peux inspirer et motiver les gens. C’est la raison pour laquelle j’aime partager mon histoire et parler des aspects moins roses de ma vie.
Bien sûr, tout est plus facile avec du courage, un bon entourage et une sécurité financière. Je ne veux pas généraliser. Il y a aussi des choses obligatoires, d’autres qui sont simplement comme ça. On ne peut pas toujours faire ce que l’on veut. Mais l’approche de se dire que l’on peut décider ce que l’on veut faire de sa vie m’a personnellement aidé. C’est ce que je veux transmettre.
Parvenez-vous à retirer quelque chose de positif de cet accident?
Si je jouais encore au hockey, je n’aurais pas mes deux fils. Et ce serait terrible. Pour le reste, je ne regarde pas beaucoup en arrière. Les «et si» n’intéressent finalement personne.
Vous écrivez dans votre livre que votre famille écoutait Bob Marley à l’hôpital quand vous étiez dans le coma. Avez-vous toujours un lien avec sa musique?
Oui, elle me fait penser au soleil à la plage, à une insouciance totale. Aujourd’hui encore, j’écoute du Bob Marley quand je suis stressé. Et après, je me sens mieux.
De quoi êtes-vous reconnaissant?
Je suis très reconnaissant du soutien positif et de l’amour que me donnent mes proches. Sans eux, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Dans toutes les phases que j’ai traversées, même quand j’ai tenté de rejouer au hockey, j’ai toujours eu la chance de pouvoir compter sur les bonnes personnes autour de moi. Ça n’a pas de prix.
Adaptation en français: Stéphane Combe