Finlande, Suède, Autriche, tous les neutres en Europe ont décidé d’augmenter dans des proportions importantes leur budget de la défense. Et lundi après-midi à Berne, le Conseil national a fait de même en votant par 111 voix pour, 79 contre et deux abstentions, une hausse de deux milliards de francs dans les dépenses militaires d’ici à 2030, avec l’engagement de les porter au minimum à 1% du PIB, contre 0,7% actuellement. Une majoration présentée comme «modérée» par ses promoteurs, essentiellement la droite du parlement. C'est historique: la décision du National met fin à une baisse quasi ininterrompue du budget de la défense depuis 1990.
Les neutres se sont résolus à ces relèvements budgétaires dans l’urgence, suite à l’invasion russe de l’Ukraine, déclenchée le 24 février. Ce coup de tonnerre, inédit sur le continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a sorti de leur léthargie ces privilégiés de la paix, à la longue devenus un peu paresseux.
Chez les non-neutres, l’Allemagne, jusque-là paresseuse au carré, a non seulement débloqué une enveloppe exceptionnelle de 100 milliards d’euros, mais décidé de hisser de 1,4 à plus de 2% la tranche de son PIB allouée à son armée.
La Suisse neutre est donc dans le mouvement. En juin, le Conseil des Etats devrait à son tour voter la hausse de deux milliards de francs et le principe d’un budget de la défense égal à au moins 1% du PIB. On n’est certes pas au niveau de 2% de PIB pour la défense préconisé par l’Otan pour chaque pays membre de l’Alliance atlantique.
Sauf que la Suisse n’est pas membre de l’Otan et que son pour cent de PIB vaut des 1,5% ou 2% de pays moins riches, l’Autriche, par exemple. Le rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse, Julien Grand, constate à ce propos non sans humour:
Comprendre: le voisin autrichien, près de neuf millions d’habitants, pourtant, a des effectifs de pauvresse, 50 000 soldats, moitié moins que la Suisse, et ses équipements pareillement crient misère. «C’est seulement maintenant qu’elle songe à changer sa flotte d’hélicoptères Alouette III, qui date des années 1950», souligne Julien Grand. Les rattrapages suisse et autrichien sont donc difficilement comparables. Vienne part de beaucoup plus bas que Berne.
Alors que partout ailleurs, les augmentations des budgets de la défense font consensus, ce n’est pas le cas en Suisse. Contrairement à la gauche autrichienne, favorable à une augmentation rapide du budget de la défense, la gauche helvétique (socialistes et écologistes, historiquement sur une ligne antimilitariste et pacifiste) temporise et s’oppose, comme ce lundi après-midi au National, à l’augmentation proposée et finalement acceptée. Les socialistes et les Verts ne veulent pas donner de blanc-seing au Conseil fédéral sur les orientations de défense et les achats d’armements qui leur sont liés.
Les Verts’libéraux, alliés d’un jour de la gauche dans leur opposition aux deux milliards, ont demandé une sorte d’audit préalable sur les besoins et les missions de l’armée, laissant, par ailleurs, la fenêtre ouverte à des coopérations renforcées avec l’Otan.
Verts’libéraux et gauche se sont, entre autres, entendus pour critiquer l’intention à droite de ressortir les chars d’assaut Leopard 2 du «frigo» où l’armée suisse les a mis au début des années 2000, considérant à l'époque qu’une guerre de chars en Europe était hautement improbable suite à la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’URSS deux ans plus tard. Verts’libéraux et gauche sont sceptiques sur les vertus prêtées aux chars: ils font valoir la destruction de centaines de blindés lourds russes sur le terrain ukrainien, vulnérables face aux armes antichars.
De son côté, le conseiller national-socialiste jurassien Pierre Alain-Fridez, adversaire de la hausse de deux milliards et opposé à des investissements dans un armement qu'il nomme offensif (entre autres les avions F-35), n'a pas hésité à rendre l'Otan coresponsable de l'invasion de l'Ukraine par une Russie qui, se sentant encerclée, aurait ainsi cherché à briser l'étau. Le député jurassien estime que la Suisse, en raison de sa position privilégiée au centre de l'Europe, entourée de pays amis, n'a pas besoin d'un armement ou d'une armée faite pour une guerre de projection. La Russie ne constitue pas une menace pour la Suisse, assure-t-il.
Les deux milliards supplémentaires et le pour cent du PIB alloué à la défense, l'objectif approuvé par le National, sont pour beaucoup corrélés aux notions de neutralité armée et d'indépendance militaire de la Suisse. Là où la gauche voit de l'opportunisme, la droite invoque le respect de l'article 58 de la Constitution fédérale, qui dispose que l'armée «assure la défense du pays et de sa population». Tout le débat porte alors sur les moyens employés pour y parvenir.
Julien Grand, le rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, donne son avis sur les échanges qui ont animé le Conseil national lundi après-midi:
La Suisse neutre rejoint donc d'autres pays en Europe dans leur volonté d'accroître sensiblement l'effort budgétaire dévolu à l'effort de défense. Un changement d'époque.