En ce temps-là j’avais dix ans, j’avais dix ans pour très longtemps. L'histoire que je vais vous raconter, c'est un peu la mienne. Enfant, puis adolescent, j'ai eu la chance de vivre des moments dont on se souvient à jamais. Ces moments, grisants, exceptionnels, comme irréels, étaient liés à la Question jurassienne, côté séparatiste bien sûr, sinon les souvenirs que j'en ai seraient moins lumineux. Le récit qui suit n'est pas une diatribe antiséparatiste. Juste un retour dans un temps pas si lointain, comme on repasse au village. Tout a changé et pourtant, tout est là.
Le 22 juin, tout était comme on peut dire normal. C’est le lendemain soir que ça a basculé. Un vrai coup de jus. 36 802 oui, 34 057 non. Le peuple jurassien voulait former un nouveau canton. C’était la joie, les larmes. «Il pleut la liberté», avait clamé Roger Schaffter, le numéro 2 du combat pour l’autonomie du Jura, derrière Roland Béguelin, secrétaire général à vie du Rassemblement jurassien, rédacteur en chef du Jura Libre et admirateur du général de Gaulle. Le pavé de la vieille-ville de Delémont brillait de toute la pluie tombée. Treize kilomètres plus bas, Moutier décidait par 70 voix d’écart de rester bernois. La douche. Bientôt les braises.
Un copain d’école de Soyhières, mon village, m’a dit beaucoup plus tard que ça n’avait pas été toujours facile pour lui, les remarques sur les Suisses allemands. Côté jurassien, c’était aussi une lutte pour la langue française, vu qu’à Berne ils parlaient autre chose, pas même le bon allemand.
Dans les années 70, quand il était encore bernois, le Jura Nord était en Europe la Mecque du combat identitaire bien vu de tous, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes oblige. Ce qu’Alger avait été pour les tiers-mondistes, au début des années 60. Sauf que chez nous, les choses tournaient autour de la défense de la langue française. Les Québécois étaient nos frères. Tout se passait en chansons et en poèmes. Ils venaient dans le Jura chaque fois qu'ils le pouvaient, les Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois. Sans oublier Pauline Julien, la belle Pauline Julien qui faisait de l'effet à quelques leaders autonomistes. Ces amis du Québec se produisaient soit à Porrentruy, à l’Inter, d'autres fois à la patinoire, soit à Delémont, à la salle Saint-Georges, tout en bois. Etre pour Berne, c'était pas de chance, mais vraiment pas. La Fête du peuple à Delémont, le deuxième week-end de septembre, avait quelque chose de grandiose.
On portait des pattes d’eph et on avait la coupe Stone, comme Stone et Charden, même les garçons, enfin pas tous. Nos skis n’avaient pas de fixations de sécurité. Le grille-pain de la marque Jura, gagné à la tombola de la fête du village, n’avait pas l’obsolescence programmée. Les grands, c’est-à-dire les plus de 16 ans, partaient de leur côté en bagnole. Souvent aux Franches-Montagnes, un Woodstock à l’état de nature. Ils écoutaient Cat Stevens et Tri Yann. Certains prenaient des trucs. Genre LSD. On racontait que ça avait bousillé le cerveau à quelques-uns.
Moutier, depuis Soyhières, c’était l'omnibus du matin. Il faisait toujours nuit. Des parents qui partaient bosser dans les usines. On connaissait la Tornos, synonyme d’apprentissage de mécanique de précision. A l'oreille, ça sonnait comme le Torino, la branche au chocolat crémeux de Camille Bloch, la fabrique bien connue de Courtelary, chez les groins, le nom des probernois. Pour eux, on était les jus de pomme.
L’additif n’était pas un alcool, mais un article, ajouté, comme son nom l’indique, à la Constitution bernoise, en 1970. C’est cet additif qui a permis le plébiscite du 23 juin 74, mais c’est aussi lui, par la mécanique des plébiscites dits en cascade, qui a abouti à la séparation du peuple jurassien, dont le caractère unitaire avait pourtant été reconnu par Berne lui-même.
Le 16 mars 1975 fut un coup terrible pour les autonomistes, une victoire et un soulagement pour les antiséparatistes emmenés par le duo dirigeant de Force démocratique, Geneviève Aubry et Marc-André Houmard. Ce jour-là, le district de Moutier, mais surtout Moutier-même, par 365 voix d'avance (seulement 70 un an plus tôt) décidaient de rester dans le canton de Berne. Les séparatistes accusèrent Berne d’avoir acheté des voix. C’est à partir de là qu’une atmosphère d’Irlande du Nord gagna la ville. Les amitiés ne résistèrent pas au clair et net partage des camps. Les uns et les autres avaient leurs cafés-restaurants attitrés. Mieux valait ne pas se tromper d’adresse.
Moutier devint le lieu d’affrontement de la Question jurassienne, au pire à coups de lattes, au mieux à coups de t-shirts «Jura je t’aime» d’une part, de drapeaux bernois de l’autre. Béliers et sangliers, répartis en groupes, se toisaient. Dans les rues de la ville, les grenadiers bernois, équipés de boucliers en osier, de matraques et de gaz lacrymogène, accompagnés de chiens, repoussaient les assauts autonomistes. Les gorges, à l’entrée de la commune, étaient barrées pour éviter l’arrivée des renforts venant du Nord. En septembre, nouveau coup de bambou pour les autonomistes: à la faveur d’un vote communaliste, Moutier, avec une différence de 389 voix, confirmait son maintien dans le canton de Berne.
Dans les esprits, la ville était divisée comme à Belfast. En ces années-là, on naissait séparatiste ou pro-bernois, on ne le devenait pas. Les transfuges étaient rarissimes. Prenant acte de la division du Jura, à laquelle il avait contribué, le canton de Berne retira en 1977 de sa constitution la mention «peuple jurassien», ajoutée en 1950. Un Nord catholique, alors tourné vers la France, marchait vers son indépendance. Un Sud protestant, partiellement germanisé au XIXe siècle, radical et agrarien, allait petit à petit s’installer dans le paysage médiatico-politique sous le nom de Jura bernois.
Dans le Jura, on roulait en teuf, pas en boguet. Qu'on chindait pour faire entrer plus de benzine dans le carbu, afin que ça aille plus vite. Le Condor-Puch à deux vitesses, avec fourche haute façon Harley, y avait pas mieux. Les filles et les garçons moins doués en moteur roulaient en Piaggio. Pas pour dire, c’était assez genré. Les cheveux raccourcissaient, le bas des jeans rétrécissait, la boulette de shit était à 10 francs. Le walkman donnait un air cool. Pink Floyd allait sortir «The Wall», AC/DC peaufinait «Highway To Hell», Supertramp préparait son «Breakfast in America» et je n'avais, de peu, pas eu l’âge requis pour aller voir «La Fièvre de samedi soir» avec John Travolta, à l'affiche du Lido, à Delémont. Les femmes disaient bye-bye à l’astreignante mise en plis pour la permanente libératrice.
Le 24 septembre 1978, le peuple et les cantons – à l’unanimité – entérinèrent le choix des Jurassiens. Le 1er janvier 1979, le Jura Nord devint 23e canton suisse. Roland Béguelin, qui ne voulait rien devoir à la Suisse, restait faussement en retrait. Le Rassemblement jurassien faisait en réalité la pluie et le beau temps. L’homme en vue était François Lachat, un PDC, belle gueule, futur cador du premier gouvernement jurassien et des suivants.
L’ouverture en 1979 du Club 138 à Courrendlin, au bout de cette ligne droite mortelle quand on venait avec la voiture de Delémont, marqua un tournant dans l’histoire pop du Jura. Adieu les planches des balloches, bonjour la piste en béton peint. Banquettes et tabourets recouverts d’épais velours, peinture noire aux murs, tables basses, seaux à champagne, boule à facettes et stroboscope, un DJ façon bellâtre: ça déchirait. Ambiance disco les premiers temps. Eruption était venu avec son tube «One Way Ticket». Le canton du Jura, ça avait du bon. Le nombre 138 renvoyait à un article controversé de la Constitution jurassienne, qui ouvrait grand la porte à la réunification du Jura, désormais cause cantonale au Nord.
Moutier était en stand-by. Le cinéma Rex passait «Midnight Express» d’Alan Parker. Purée, c’était chaud. Est-ce que j’avais l’âge? Les séparatistes avaient le moral dans les chaussettes. Seule une victoire autonomiste aux municipales de 1982 le leur remonterait. Ce qui arriva.
Marquée par le scandale des caisses noires bernoises, dont avaient bénéficié les antiséparatistes, spécialement dans le laufonnais qui choisira finalement le rattachement à Bâle-Campagne, la décennie 80 fut celle d’un ronron trompeur. Dans l’intervalle, Moutier était devenu le centre névralgique de la Question jurassienne.
Les parties – le Jura demandeur, le canton de Berne qui se détendait, la Berne fédérale qui voyait bien que le statu quo avait quelque chose d’intenable – donnèrent naissance en 1994 à une Assemblée interjurassienne, avec siège à Moutier. Un an plus tôt, le 31 mars, deux semaines après la mort d’un militant autonomiste à Berne, dans l’explosion de sa propre bombe, la «Commission Widmer», instituée par la Confédération, remit son rapport qui laissait entrevoir une possible réunification du Jura.
A cette époque, l’Allemagne était réunifiée, l’URSS explosée, l’Europe avait voté le Traité de Maastricht, le Rwanda sombrait dans un génocide, le groupe Oasis se formait en Grande-Bretagne. La pop anglaise allait déferler sur le continent. La techno envahissait les plages d’Ibiza et les pâturages du Jura.
Le 13 septembre 1993 s’éteignit le «père du Jura», Roland Béguelin, le jour de la signature à Washington des Accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens. Il eut droit à un enterrement de chef d’Etat indépendantiste. En 1996, sous l'impulsion de Pierre-André Comte, désormais l'homme fort du combat jurassien, Vellerat, petit village «rauraque» en surplomb du Val Terbi, rejoignit le canton du Jura au terme d'une lutte interminable.
Bienvenue au XXIe siècle. Les embrouilles civilisationnelles l’emportent sur les conflits de classes. Les Tours jumelles de New York sont tombées, l’Afghanistan et l’Irak, envahis, sont des bourbiers, le terrorisme islamiste a commencé à tuer en France et les printemps arabes font de l’asthme. Heureusement, Pharrell Williams nous enchante avec «Get Lucky» des Daft Punk. Comme recommandé par l’Assemblée interjurassienne, un vote est organisé dans les deux parties, canton du Jura et Jura bernois. Question posée ce 24 novembre 2013: voulez-vous entamer un processus pouvant conduire à la création d’un seul et nouveau canton? Sans surprise, c’est oui dans le Nord, non dans le Sud. Mais Moutier, qui a répondu favorablement à 55,4%, obtient un ticket de sortie du canton de Berne. Rendez-vous en 2017.
137 voix de plus pour le «oui» le 18 juin 2017. Les séparatistes prévôtois (l’adjectif pour Moutier) exultent. Leur ville rejoindra le canton du Jura. Sauf que non. La Mairie a un peu trop joué les entremetteuses en faveur du rattachement au canton du Jura voisin. La préfète du Jura bernois puis, la justice bernoise cassent le vote du 18 juin. Les séparatistes hésitent: faire recours au Tribunal fédéral ou demander un nouveau scrutin? La seconde solution l'emporte. On revotera.
Nous y sommes. Ce dimanche 28 mars à Moutier, sera-ce vraiment, mais vraiment, la fin de la Question jurassienne, quel que soit le résultat? En principe, oui. Dans les faits, ce n'est pas sûr. En ville, les seuls drapeaux déployés sont jurassiens. Ceux de Berne n'apparaissent pas, remplacés par un smiley. Comme si ce ne devait plus être une question partageant Jurassiens et Bernois, mais des habitants opposés sur la méthode. Il n'empêche, les fronts sont toujours là. Certes moins radicaux dans leur expression qu'autrefois.
Côte séparatiste, l'envie est présente, la lassitude aussi. Quarante-sept ans de combat depuis 1974. «On est Romands, soupire une habitante à la sortie de la Migros. On veut rejoindre le canton du Jura.» Un ancien membre du groupe Bélier ne répond de rien si, le 28 au soir, le «non» devait s'imposer.
La Galerie du passage est tenue par une autonomiste. Elle expose le beau travail de Philémon Léchot, l'un des trois fils de Steve Léchot, le porte-parole de Moutier Plus, qui réunit les partisans du maintien de la cité prévôtoise dans le canton de Berne. La culture, par chance, ne pratique pas l'apartheid. Steve, le papa, designer de luminaires, qui écoule sa marchandise à l'international, notamment dans des boutiques du chic boulevard Haussmann à Paris, prône le statu quo, car il estime que «l'époque est à la coopération, pas à la création de nouvelles frontières». La galeriste est d'un tout autre avis.