La Suisse fait face à une menace terroriste et paramilitaire d’origine européenne, prélude à une attaque conventionnelle. Tel est le scénario de l’exercice militaire «LUX 23» qui réunit du 1er au 9 mai quelque 4000 soldats de milice et professionnels de la division territoriale 1 regroupant la Suisse romande et le canton de Berne.
Des manœuvres de grande ampleur, un an après l’exercice PILUM 22, auquel 5000 soldats avaient participé côté alémanique. Ces mobilisations, planifiées avant l’invasion russe de l’Ukraine, précise le Département de la défense (DDPS), sont les plus importantes mises sur pied en termes de personnels depuis la chute du mur de Berlin en 1989, qui mit fin à la guerre froide entre l’Occident et le bloc soviétique.
Si, depuis l’entrée des chars russes en Ukraine, le 24 février 2022, chacun ou presque comprend pourquoi une armée est utile en cas d’agression, cela avait cessé d’être évident à compter de 1989, le courant pacifiste s'étant de son côté toujours opposé à l'institution militaire.
A quoi pouvait bien servir l’armée suisse, la menace soviétique évaporée? Qu’allait-on inventer comme scénario pour occuper les soldats? A Berne, l’état-major général se grattait la tête. Auparavant, la donne était simple à défaut d’être explicite: la Suisse, pays neutre, se préparait sans le dire à une attaque des forces du Pacte de Varsovie. D’où l’achat de 210 chars allemands Leopard 2 en 1984 pour 2,4 milliards de francs, dont plus de la moitié serait mise ensuite au rancart et sur une partie desquels lorgne à présent l’Allemagne dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse (RMS), rappelle comment l'armée se dépatouillait avec sa communication:
Cette époque était celle des exercices de «défense générale», un intitulé qui avait le mérite de la clarté. Ils mobilisèrent jusqu’à 100 000 hommes, soit un corps d’armée au complet – en 1989, l’armée suisse compte encore un effectif réglementaire de 600 000 soldats, contre 120 000 aujourd’hui. Non seulement de nombreux militaires, mais des civils aussi participaient à ces exercices grandeur nature, appelés «CASSIUS».
«Tout ce que recouvrait une attaque ennemie était pris en compte, jusqu’à l’évacuation de populations dont la situation géographique les exposait potentiellement à d’intenses tirs d’artillerie», poursuit Julien Grand. «Des parlementaires fédéraux, emmenés dans des abris dans la montagne, tenaient le rôle du Conseil fédéral», ajoute un officier qui a connu cette période-là jeune homme et qui a cette formule:
Les choses ont bien changé. Le mandat de l’armée a été revu: le gros des troupes a été progressivement ramené à une fonction de sécurité subsidiaire auprès des cantons, le noyau restant œuvrant au maintien des capacités de défense.
En ces années d’après-guerre froide, l’état-major général se grattait donc le crâne. C’est là qu’apparurent des scénarios bizarroïdes. Qui amusèrent ou indignèrent. Tous n’avaient pas été conçus en haut lieu.
C’est ainsi qu’en 1996, un major organisa un exercice de défense lors d'un cours de répétition. Des Padaniens attaquaient la Suisse. Des Padaniens? En référence à la Padanie, un nom alternatif donné à la partie septentrionale de l’Italie, dont le leader de la Ligue du Nord, Umberto Bossi, alors au firmament de la politique transalpine, souhaitait la sécession. Ce scénario fit rire l’Italie. Le Corriere della sera titra:
Le divisionnaire responsable présenta ses excuses. Cela se vérifia plusieurs fois à l’époque: souvent les thèmes choisis pour les exercices s’inspiraient des réalités du moment.
En 1996 toujours, en juin, au Day, dans le canton de Vaud, des soldats avaient dû maîtriser des chômeurs (joués par des militaires) qui tentaient de pénétrer dans un hôtel des finances, tout aussi fictif. Interpellé, le chef du Département de la défense, Adolf Ogi à l’époque, avait qualifié ce scénario de «bête».
Un mois plus tard, à Orbe, toujours dans le canton de Vaud, dans un exercice d’état-major impliquant les cadres d’un régiment territorial, l’«ennemi» n’avait plus l’apparence de chômeurs, mais de «réfugiés» affluant à la frontière, d’«immigrés» s’adonnant à du trafic de stupéfiants et commettant des attentats faisant des dizaines de victimes. La totale. Cet exercice suscita des réactions outrées. La gauche rappela le drame survenu le 9 novembre 1932 à Genève, lorsque l’armée tira mortellement sur une manifestation contre le fascisme.
Adolf Ogi, cette fois-ci, couvrit comme il put les officiers à l’origine de ce scénario, qui avait une explication. Depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle loi militaire le 1er janvier 1996, l’armée était autorisée à prêter main-forte à la police en cas de troubles intérieurs, toutefois non pas comme force de répression. Ces scénarios alambiqués témoignaient de la difficulté en même temps que de la nécessité de trouver des justifications au maintien d’une armée qui semblait être parfois en pleine décompensation au lendemain de la guerre froide.
Un officier replace le cas de l'armée suisse dans un contexte plus global:
L’armée suisse, elle aussi, relève le nez. La part du budget de la défense était tombée à moins de 0,7% du produit intérieur brut (PIB), quand elle était encore de 1,35% en 1989. Elle doit atteindre 1% au plus tard en 2030. Le maître-mot, depuis plusieurs années, est le renforcement de la coopération avec l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), à des fins d'interopérabilité, dans le jargon militaire.
Un officier suisse l'affirme:
Des militaires français participent à l’exercice «LUX 23». Depuis les années 1990, la Suisse a multiplié les exercices conjoints avec des partenaires étrangers. Sa première sortie militaire hors du territoire national remonte à octobre 1998, à Seyssel, dans le département de l’Ain, en France. Un an plus tôt, elle signait le Partenariat pour la paix de l’Otan. En 2000 et pour la première fois, des blindés étrangers pénétraient sur le territoire suisse. Des AMX 30 B2 d'un régiment français s’étaient rendus à Wichlen, dans le canton de Glaris. Au même moment, une compagnie suisse du bataillon de chars 18 avait fait route vers Mourmelon, dans la Marne.
L’une des dernières fois où l’on a souri d’un scénario de l’armée suisse remonte à 2013. L’exercice «Saônia», du nom de la Saône, simulait «une invasion de la région romande par une unité française, venue de Dijon, poussée par l’hypothétique délitement de la France dû à son endettement», racontait Le Temps. Quel scénario peut bien germer aujourd'hui dans la tête d’un cadre de l’armée suisse face à la gabegie qui règne en France?
Un officier suisse tempère: