Cette semaine, une pétition été remise aux autorités des vingt plus grandes villes de Suisse ainsi qu’aux chefs-lieux des cantons. Signée par 10 112 personnes, elle demande l'interdiction de la reconnaissance faciale automatique.
Bien que l'usage de cette technologie se répande à travers le monde, la Suisse ne dispose pas d’une «législation efficace» en la matière, estiment les organisations à l'origine de la pétition: Amnesty International, AlgorithmWatch et Société Numérique.
Des villes comme New York, Nice ou Londres se servent déjà de la reconnaissance faciale automatisée. Ce n'est pas encore le cas de la Suisse, qui n'est pourtant pas totalement étrangère à ce phénomène: plusieurs polices cantonales ont déjà eu recours à cette technologie, comme l'a montré une enquête du Tages-Anzeiger.
«Dans ces cas, la reconnaissance faciale a été utilisée à des fins de vérification, mais pas pour identifier des personnes dans l'espace public», explique Nadia Boehlen, porte-parole d'Amnesty Suisse. Et d'ajouter:
Les initiateurs de la pétition réclament une interdiction de la reconnaissance faciale de portée générale, «tout en laissant la possibilité d’aménager des exceptions», précise Nadia Boehlen.
Johan Rochel, cofondateur et codirecteur d'Ethix - laboratoire d'éthique de l'innovation, partage ce point de vue. «Il faut prendre du temps pour bien évaluer les risques, car ce sujet soulève des questions importantes, liées à la cohésion sociale et à la confiance que les citoyens ont envers les autorités», déclare-t-il. «Il faut être extrêmement prudent».
S'il appelle à la prudence, c'est parce que le danger soulevé par la reconnaissance faciale est réel, estime ce spécialiste de l'éthique de l'innovation: le risque de surveillance généralisée de la part de l'Etat.
«On ne parle pas forcément d'un acte mal intentionné ou d'un scénario dystopique, la Suisse ne va certainement pas devenir une dictature demain», tient à préciser Johan Rochel. «Pourtant, si on utilise cette technologie, on accepte le discours qui va avec: la surveillance devient la norme, l'Etat peut toujours savoir où je suis».
Même si cette technologie est utilisée à des fins de sécurité, comme l'affirment certains. Pour Johan Rochel, cela ne change pas le constat: «Même si l'objectif est légitime, les moyens pour y parvenir ne le sont pas».
Sans parler d'une série d'autres problèmes, beaucoup plus concrets. «Il y a la question de ce que l'Etat peut faire avec ces informations», poursuit Johan Rochel. «Il peut les croiser avec d'autres données qu'il détient sur moi, comme par exemple l'adresse de mon domicile fiscal. Cela peut ouvrir la porte à des abus de pouvoir».
De plus, affirme l'expert, cette technologie n'est pas parfaite: «Il y a des biais, les algorithmes fonctionnent plus ou moins bien en fonction de votre sexe et de la couleur de votre peau». C'est ce que soutient également Amnesty International sur la base de recherches menées aux Etats-Unis: «les Noirs comptent parmi les groupes les plus exposés aux erreurs d’identification par les systèmes de reconnaissance faciale».
Quelque chose est pourtant en train de bouger, y compris en Suisse, où la nouvelle loi sur la protection des données devrait entrer en vigueur en septembre 2023. «Elle va encadrer l'usage de cette technologie via une loi, mais ne l’interdit pas non plus», explique Nadia Boehlen. C'est pourquoi les initiateurs de la pétition plaident pour une interdiction générale.
Alessandro Trivilini, responsable du service d'informatique légal à la Haute école spécialisée de la Suisse italienne (SUPSI), penche pour une autre approche. Il faut clairement encadrer l'usage de cette technologie, estime-t-il, mais pas seulement.
«Les règles servent à protéger la population, mais elles ne sont pas suffisantes», argumente-t-il. «Les personnes doivent les connaître et être capables de les utiliser correctement». Pour cette raison, Alessandro Trivilini évoque la nécessité d'un «plan d'alphabétisation numérique»:
Selon l'expert de la SUPSI, nous traversons une période de transition. «Nous sommes en train de passer d'une période de vingt ans où tout le monde collectait des données sur internet sans aucune règle à une nouvelle décennie où il y aura de plus en plus de réglementations pour limiter la collecte de données, et donc l'utilisation qui en est faite», explique-t-il. Bien que ce changement soit «rapide», on est encore dans l'entre-deux.
Encadrer ou interdire? Les prochains développements politiques nous diront dans quelle direction la Suisse se dirigera en matière de reconnaissance faciale automatisée. Une chose est sûre: ce n'est pas (forcément) une fatalité. Plusieurs villes des Etats-Unis, dont San Francisco, Boston et Portland, ont déjà banni cette technologie.