Il y a des plages en Ukraine. Ce fut même l'un des points de chute les plus prisés des Européens avant la folie russe. «Nous sommes juste venus ici pour nous promener et prendre quelques photos. On voulait se baigner, mais il fait trop frais.» La scène, d'apparence anecdotique, ne se déroule pas à Bonifacio ou dans les Pouilles. Kostyantyn, 40 ans, short et lunettes de soleil, témoignait, début juillet, depuis la plage de Sloviansk, dans l'est de l'Ukraine. A quelques mètres de ses tongs, des tirs.
L'ambiance n'est pas meilleure en ce moment à Odessa, véritable paradis balnéaire d'avant-guerre. Aujourd'hui, un désert de sable où les mines ont remplacé les méduses dans le classement des ennemis publics numéro un.
En Suisse, juillet a sonné le début du grand repos sur le calendrier des vacances. Le Covid-19 n'effraie plus grand monde, les touristes s'entassent dans les avions et la canicule pèse sur les crânes. C'est l'heure de décrocher, de souffler un peu, de croquer dans un poulpe et d'avaler involontairement une tasse d'eau salée entre deux shoots de vitamine D. Aujourd'hui encore, environ 30 000 réfugiés logent dans des familles helvétiques.
Ces nombreux Ukrainiens qui, en mars dernier, ont retrouvé un semblant de sérénité en Suisse, ont le même calendrier que nous. Est-ce suffisant pour s'autoriser une semaine à Ibiza, le cœur léger, alors que les compatriotes, le mari, la grand-mère risquent encore leur vie au pays?
Miriam Behrens, directrice de l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés (Osar) est catégorique: rares sont ceux qui sautent dans un avion pour aller s'amuser au bord de la mer. Et ce n'est pas une question d'argent ou de logistique. «Pour pouvoir profiter d'une période de vacances, il faut être dans des conditions qui le permettent. Quand des membres de la famille sont toujours sous les bombes en Ukraine, on ne peut pas décrocher, penser à autre chose. Même si on en a tous théoriquement besoin.»
Et s'autoriser quelques jours de repos sans forcément enjamber les latitudes? «Beaucoup l'ont fait à leur arrivée, quand l'abonnement CFF était encore gratuit pour les réfugiés ukrainiens. C'était important pour eux de faire connaissance avec le pays qui les accueille. Mais guère plus.» Ludmila Meuwly est du même avis que Miriam Berhens. La présidente de l'association Sunflower parle aussi volontiers de repos nécessaire, plutôt que de grandes vacances.
Ludmila Meuwly évoque un «lourd sentiment de culpabilité». Miriam Behrens parle de «mauvaise conscience». La finalité est la même. Se refuser une espèce de sérénité. Car, culpabiliser, c'est ressentir «un sentiment de tension, de regrets et de remords. Il motive la personne à entreprendre des actions réparatrices comme le pardon, la confession ou les actions pro-sociales», nous précise le Larousse.
Dormir en sécurité, en Suisse, c'est déjà une chance passablement encombrante à charrier pour certains, nous confirme la directrice de l'Osar. Bénéficier d'une telle qualité de vie, c'est considéré comme une profonde injustice par la plupart des réfugiés. Ils peinent à déculpabiliser.
«Et la question des vacances en temps de guerre c'est encore plus complexe. Il y a toujours cet énorme sentiment d'impuissance. Les femmes qui sont en Suisse avec leurs enfants ne peuvent pas faire grand-chose d'autre que d'être en pensée avec ceux qui se battent au front», précise de son côté Ludmila Meuwly.
Ce qui ne veut pas dire que rien n'est entrepris en Suisse.
Après avoir eu à s'acclimater à la langue et aux us et coutumes des écoles de notre pays, mais aussi digérer les multiples traumas que la guerre a gravés dans leur jeune chair, les enfants ukrainiens se retrouvent face à la liberté, désormais sournoise, des grandes vacances. Celle qui, d'ordinaire, permet insouciance et lâcher-prise. En Suisse romande, différentes activités ont été déployées pour les plus petits. Dans les cantons, par les communes, souvent en association avec de nombreuses structures de soutien.
Dont Sunflower fait d'ailleurs partie. «Ce sont déjà de petites fenêtres de joie pour eux. Les mères, de leur côté, sont logiquement épuisées. Elles sont continuellement avec leur progéniture depuis le mois de mars. Encore plus durant les vacances.»
Comme c'est le cas dans la société de manière générale, certains sont mieux lotis que d'autres. Etre logé au sein d'une famille d'accueil, c'est déjà un avantage par rapport aux centres d'hébergement d'urgence. «Je sais, par exemple, que certains Ukrainiens ont eu la chance d'accompagner leur famille d'accueil dans leur chalet à la montagne», note Ludmila Meuwly.
Idem pour ceux – ils sont plus rares encore, qui ont pu rejoindre la Suisse dans leur voiture personnelle. «Un véhicule offre effectivement une liberté supplémentaire. Elle permet de petits sauts de puce, en Suisse. Des petits week-ends pour souffler, voir autre chose.» La présidente de Sunflower explique aussi que ça peut être un «cadeau empoisonné», qui occasionne des dépenses importantes, notamment en ce qui concerne le plein d'essence.
Les Ukrainiens sont un peuple qui ne rêve que d'une chose: retourner sur place et reconstruire le pays. Beaucoup l'ont déjà fait. Mais la période estivale est manifestement aussi propice pour rendre visite à la famille. «Ce sont évidemment des voyages très longs, environ trois jours de voiture et passablement dangereux. Mais certains prennent ce risque, notamment pour prendre des nouvelles des plus anciens, qui ne peuvent plus se déplacer et qui ne vivront pas encore des décennies», analyse Ludmila Meuwly.
Si les Ukrainiens qui sont en sécurité en Suisse n'envisagent pas de grandes explorations cet été, les familles d'accueil ont également dû s'organiser et, parfois, bouleverser leurs plans. Là aussi, trois cas de figure sont évoqués par Miriam Berhens:
L'heure n'est pas à l'insouciance balnéaire, malgré le soleil insistant et les visages hâlés du mois de juillet. Surtout que le début des grandes vacances entre aussi en collision avec une tracasserie logistique qui n'a rien d'un ciel azur. «Un certain nombre de familles, en Suisse, avaient accepté d'accueillir des Ukrainiens mais pour une période de trois mois. Ce qui est compréhensible lorsque l'on vit dans un petit appartement, par exemple.»
La course vers l'indépendance, «toujours une priorité», ne s'arrête donc pas aux portes de l'été. Et deux voies s'ouvrent aux réfugiés ukrainiens qui ont quitté le pays en mars dernier. Trouver un logement stable, «pour ne plus avoir le sentiment d'envahir l'intimité des familles d'accueil» ou préparer au mieux le retour en Ukraine, définitif.
D'autant que, selon le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM), la Suisse doit s'attendre à un «nouvel afflux» de réfugiés, d'ici l'automne.