«Adolf Bolomey». Voilà comment est surnommé Jean-Louis Bolomey, organisateur des marchés de Vevey (VD), par certains mécontents. Sa faute? Faire appliquer les mesures sanitaires à l'entrée de la foire, comme le racontait 24 Heures vendredi. D'autres Internautes évoquent même «la dictature des Marchés folkloriques».
Dictature, voilà un terme qui revient régulièrement en ces temps de pandémie. Alors, vivons-nous vraiment en dictature? La Suisse risque-t-elle de voir apparaître un régime totalitaire à cause du virus? Pour en avoir le cœur net, nous avons décidé de poser la question à René Knüsel, politologue et professeur honoraire de l'Université de Lausanne.
Des mesures sanitaires strictes, un certificat Covid qui nous interdit l'entrée dans certains lieux, des établissements fermés par les autorités, sommes-nous réellement dans une dictature sanitaire?
René Knüsel: Le mot dictature est empreint de représentations sociales très diverses. A l'origine, dans la Rome antique, le dictateur était un individu chargé de prendre des décisions pour le bien du peuple dans des moments de crise. C'est vrai que les politiques ont pris des décisions qui restreignent nos libertés, et ce n'est pas au goût de tout le monde. Mais ça, c'est de l'autorité. Quand la police décide de fermer une route parce qu'il y a eu un accident, c'est de l'autorité. Les élus utilisent le pouvoir que nous leur avons concédé.
Une dictature, cela voudrait dire que les mesures exceptionnelles que nous connaissons actuellement seraient prises en dehors de la législation élaborée par le Parlement. A mes yeux, ce n'est largement pas le cas en Suisse aujourd'hui.
Mais une pandémie peut-elle vraiment nous pousser vers une dictature?
Il y a deux cas de figure. Le premier, c'est une pandémie dont on ne contrôle pas le développement, comme la peste au Moyen Age. Là, il y a un risque de dictature, mais ce serait une dictature du sauve-qui-peut. La contamination est telle que l'on va prendre des mesures qui vont au-delà de la loi. Par exemple, faire exécuter tous les malades pour permettre aux autres de survivre.
L'autre possibilité, c'est que la pandémie offre l'opportunité à un pouvoir de prendre le contrôle total en en profitant pour suspendre le Parlement et toutes les lois. Pour que cela puisse se produire, il faudrait évidemment que la crise soit suffisamment sérieuse. Mais vous savez, ce cas de figure s'est, en partie, joué après la Seconde guerre mondiale. Il a fallu attendre 1949 et une initiative populaire pour que le Conseil fédéral accepte de renoncer à ses pleins pouvoirs.
C'est une situation que l'on doit redouter à la fin de la pandémie?
Le risque existe. Tout le problème, cela va être l'interprétation de quand est-ce que la pandémie est terminée. On voit que c'est très cyclique, les chiffres diminuent, puis réaugmentent. Si on doit vivre sur le long terme avec le Covid, est-ce qu'on doit continuer à avoir des mesures exceptionnelles? C'est là où il pourrait y avoir une contestation avec des interprétations différentes.
Dans le langage, il y a un glissement de «c'est une dictature sanitaire» à «nous vivons en dictature» puis à «Berset, c'est Hitler». Vous mettez ces trois arguments sur le même niveau?
Probablement pas. Concernant la dictature sanitaire, il y a une partie de la population qui peut accéder à cette idée que les mesures sanitaires exceptionnelles ne se justifient plus. En revanche, quand on parle de dictature ou qu'on compare Alain Berset à Hitler, là on est dans le dérapage. Aujourd'hui, on a une interprétation du terme de dictateur qui s'est réduite.
Est-ce que l'utilisation de mots comme «Hitler» ou «dictature» ne décrédibilisent pas le discours des opposants aux mesures qui ont pourtant des doutes légitimes à faire valoir?
C'est une bonne question. Lorsque un mouvement est très minoritaire, il a intérêt à durcir le trait, à se montrer extrémiste pour faire passer son point de vue. Tout le débat est de savoir jusqu'où on peut utiliser l'outrance pour avoir voix au chapitre. Dès lors que l'on gagne en crédibilité, on ne peut plus tenir ce genre de discours, on se décrédibilise très vite.
Pourquoi fait-on aussi souvent référence à Hitler et la guerre de 39-45 quand on doit défendre nos libertés?
Parce que c'est un traumatisme extrêmement profond, en tout cas en Europe, qui a remis en question la base existentielle de notre continent. Avec cette situation étonnante d'un homme qui est sorti du peuple pour imposer sa vérité. Une vérité qui a tué beaucoup de gens et qui a monté une partie de l'Europe contre l'autre. Aujourd'hui, on sait, collectivement, ce qui n'est plus acceptable, ce qu'on ne veut plus. Et, de ce point de vue là, Hitler représente le mal absolu. Donc, quand vous voulez décrédibiliser quelqu'un, vous l'associez à Hitler.
Ce sont nos peurs liées à cette Histoire qui nous font tout de suite envisager le pire et utiliser ces termes?
Ce n'est pas tant la crainte de l'Histoire, c'est surtout la capacité à rassembler derrière cette image. Le grand public a toujours la peur que ces mouvements renaissent. Donc, pour condamner son adversaire, on utilise cette caricature qui est beaucoup plus parlante et qui aura tout de suite un impact.