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Ukraine: gare à ce que dit l'Occident, selon l'ambassadeur suisse

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Yves Rossier: «Nous ne devrions pas croire tout ce qui se dit en Occident»

En tant qu'ambassadeur suisse à Moscou, Yves Rossier a appris à aimer la Russie et ses habitants. Cela marque son analyse de la guerre, qui contient beaucoup – peut-être trop? – d'autocritique occidentale.
11.07.2022, 06:1315.07.2022, 10:17
Doris Kleck et Benjamin Rosch / ch media
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Yves Rossier a rapidement accepté de mener l'interview personnellement. «Mais je suis dans ma maison en France, en Bourgogne», a-t-il dit. «Voulez-vous venir ici?»

Yves Rossier Putin Lawrow Lavrow
«Mit Putin war es angenehm»: Yves Rossier traf den russischen Präsidenten mehrfach.image: IMAGO / Russian Look

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Depuis qu'Yves Rossier a quitté ses fonctions au ministère des Affaires étrangères, il fait la navette entre la Suisse et la France, le pays d'origine de sa femme. Ce sont de petits voyages pour un homme dont la trajectoire de vie – en tant que secrétaire d'Etat, il a marqué la politique étrangère suisse sous Didier Burkhalter – l'a fait parcourir la moitié du globe.

Il y a tout juste un mois, il était de retour à Moscou, où il a représenté la Suisse en tant qu'ambassadeur entre 2016 et 2020. Il fallait s'attendre à ce qu'Yves Rossier n'ait pas seulement l'horizon historique en vue, mais qu'il connaisse aussi toutes les interactions humaines de la diplomatie. En revanche, on ne s'attendait pas à rencontrer un homme bouleversé lorsqu'il parle de tout cela. L'interview d'un expert s'est transformée en entretien avec une personne endeuillée.

Votre dernière visite à Moscou remonte au 1er juin. Comment l'avez-vous vécue?
Yves Rossier: L'ambiance était très pesante, sombre. Je n'ai rien ressenti d'un patriotisme belliqueux et je n'ai pas vu un seul «Z».

Les sanctions se font-elles sentir?
Il y a bien sûr de l'inflation, mais elle se fait aussi sentir en Occident. Ce sont surtout les gens aisés et ayant des liens avec l’Ouest qui subissent l’effet des sanctions, car voyager à l’étranger leur est difficile. Quant à l’économie russe, sa mondialisation et sa modernisation se sont effectuées en lien avec l'Europe, et tous ces liens sont désormais coupés.

«Les conséquences économiques des sanctions prendront du temps avant de déployer tous leurs effets, mais elles dureront bien plus longtemps que la guerre»

Mais l'un des espoirs n'était-il pas que les oligarques sanctionnés fassent pression sur Poutine et le déstabilisent de l'intérieur – qu'il puisse même y avoir une révolte?
Si quelqu'un avait cet objectif, il était vraiment naïf. Les sanctions économiques n'ont jamais conduit à un changement de la politique étrangère. Prenez l'Iran: y observez-vous une libéralisation de la société? Ou la Corée du Nord. Là-bas, tout est sanctionné, sauf le vent. Pourtant, le pays poursuit son programme nucléaire. De plus, il n'y a pas à proprement parler d'oligarques en Russie.

Qu'est-ce que vous voulez dire?
Un oligarque est quelqu'un qui a beaucoup d'argent et qui l’utilise à des fins politiques. De telles personnes existent en Ukraine: elles exercent leur influence, financent des partis, voire des armées privées. En Russie, il y a des gens très, très riches. Mais ils sont impuissants, ils sont plutôt les otages du pouvoir.

Le diplomate de haut niveau
Yves Rossier, né en 1960, a commencé sa carrière à l'âge de 30 ans comme conseiller juridique au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). En tant que conseiller scientifique, il a travaillé avec Jean-Pascal Delamuraz et Pascal Couchepin, tous deux membres du PLR comme Rossier. Lorsque Didier Burkhalter a repris le Département des affaires étrangères en 2012, Yves Rossier est devenu secrétaire d'Etat de la Direction politique du DFAE. De 2017 à 2021, Yves Rossier a finalement représenté la Suisse en tant qu'ambassadeur à Moscou. Aujourd'hui, il propose notamment des services de médiation pour une ONG et siège au conseil d'administration de Stadler Rail. Yves Rossier est marié et père de cinq enfants. (bro)

Si l'on ne peut pas influencer la politique étrangère, pourquoi impose-t-on des sanctions?
Que pourrait-on faire d'autre? Mais regardez combien d'argent la Russie se fait actuellement avec ses produits énergétiques: beaucoup plus qu'avant la guerre. Si l'on veut couper les vivres à Poutine, il faut renoncer complètement au pétrole et au gaz, et non pas annoncer un abandon partiel et progressif. Les sanctions qui ont vraiment de l’effet sont celles qui font aussi mal à celui qui les adopte. Se contenter de supprimer Tchaïkovski du programme d'un festival me semble ridicule...

Il n'est pas facile, sous le soleil de Mâcon, de faire le lien avec la ruine de l'Europe de l'Est. Cela tient aussi à l'hôte: Rossier a de la malice, assis là, avec sa chemise courte et une barbe de trois jours.

Zelenksy a déclaré la semaine dernière dans le cadre du sommet du G7 que la guerre devait être terminée d'ici décembre. Craint-il la fin de la solidarité occidentale?
La fin des opérations de guerre n’est pas encore la paix. Une «opération spéciale» ne peut durer éternellement et une mobilisation signifierait qu’il s’agit bien d’une guerre. Mais la question est: que restera-t-il alors? Ce n'est pas tant la Crimée qui est importante, mais Kherson et les ruines de Marioupol, de Severodonetsk ou de Lysychansk. Seront-elles intégrées à la Russie? Qu’entend-on par dénazification, l’élimination de certains groupes armés ou un changement de régime à Kiev?

Par conséquent:

«Bien malin qui sait comment se présentera la situation militaire et politique dans six mois»

Vous avez dit une fois que les optimistes en Russie prévoient une fin de la guerre en septembre.
C'est ce que j'ai entendu à Moscou: les optimistes parlaient de septembre, les pessimistes du printemps prochain. Ce n'est pas non plus à la Russie seule de décider: combien de temps l'Ukraine va-t-elle se battre? Si la situation est difficile aujourd’hui – au-delà des victimes quotidiennes – c’est parce que les deux parties pensent qu'elles vont gagner militairement. Il est clair que toute solution de paix doit impliquer la Russie et qu'elle doit être juste. Il n'y a pas de paix sans justice. Sinon, tôt ou tard, les mêmes problèmes resurgiront.

Yves Rossier, Swiss State Secretary at the Foreign Affairs Department addresses the media at the European External Action Service (EEAS) headquarters in Brussels, Thursday, Feb. 20, 2014. Rossier disc ...
Yves Rossier – ici lors d'une apparition en 2014.Image: AP/AP

Qu'aurait-on dû faire dans le passé? Intégrer la Russie dans l'Otan?
La Russie voulait intégrer l'Otan. Mais les Américains s'y sont opposés. C'était dans les années 1990. La Russie voulait aussi intégrer l'UE et ce fut aussi une occasion manquée. Il y a eu d'autres occasions. 2008, sommet de l'Otan à Budapest: le président américain Bush imposa le statut de candidat pour l'Ukraine et la Géorgie. Le premier ministre géorgien Saakashvili s'est vu renforcé, a attaqué l'Ossétie du Sud et a tué des soldats russes. Voilà. Mais je reste convaincu que, jusqu'en 2004, l'intérêt de la Russie pour l'Europe était sincère.

L'Occident a-t-il fait trop d'erreurs?
Des erreurs? Ce sont plutôt les responsabilités dans la situation d'avant la guerre qui étaient bien réparties. Mais la faute de la guerre incombe uniquement à la Russie, c'est clair. Aucune erreur ne saurait justifier une attaque contre un autre pays. C'est une tragédie, point.

Les deux blocs sont désormais cimentés: Ouest et Est, démocratie contre autocratie?
Faites attention à cette formulation. Nous, Européens, sommes bien seuls à penser de cette manière.

Que voulez-vous dire?
En Inde, en Afrique et en Amérique du Sud, le conflit n'est pas perçu ainsi. C'est une vision très eurocentrique et dangereuse. Il y a deux blocs, c'est vrai. Il y a eu la possibilité d'une troisième superpuissance: l'Europe. Mais seulement avec la Russie. C'était un rêve pour certains. Même pour moi, je l'avoue.

Rossier s'interrompt. «Le dîner est prêt», dit-il. Cela ne l'arrête pas, l'ancien diplomate de haut niveau est maintenant dans son élément. «Où en étions-nous?», poursuit-il. Sa plus grande force réside dans les axes historiques qui lui permettent de plier en un clin d'œil la politique mondiale.

Nous en étions à l'Ukraine.
Un pays compliqué, encore plus compliqué que la Suisse. Une partie était polonaise, une autre autrichienne, une partie russe, une partie appartenait à la Tchécoslovaquie, la Crimée était ottomane. L'Ukraine est une mosaïque qui s'est formée tardivement.

Et que s'est-il passé lors du Maïdan 2014?
Ici, la lecture de l'Occident est biaisée. Ce n'était pas un soulèvement contre un autocrate, mais l’amorce d’une guerre civile. L'attitude de l'Occident a alors conduit l'Ukraine à devoir choisir entre l'Occident et la Russie. C'est le genre de chose qui détruit un pays. Il eût été bien plus naturel que l'Ukraine devînt neutre et jouât le rôle de pont entre l'Est et l'Ouest, comme par le passé.

epa04499133 (FILE) A file picture made available 22 November 2014 shows protesters clashing with riot police during an anti-government protest in downtown Kiev, Ukraine, 22 January 2014. Euromaidan, o ...
Emeutes de Maidan en 2014.Image: EPA/EPA FILE

Pourquoi cela n'a-t-il pas été possible?
L'Occident a agi à courte vue. Et l'Ukraine était profondément divisée. Puis sont venus les accords de Minsk après l'annexion de la Crimée, mais il ne furent jamais appliqués, notamment – mais pas seulement – par la partie ukrainienne.

Où Kiev a-t-elle refusé d'agir?
Le contenu est connu: un statut spécial pour Donetsk et Louhansk, une révision constitutionnelle, l'égalité de traitement de toutes les langues nationales et, enfin, le contrôle de la frontière avec la Russie. Tout cela n'a jamais été mis en œuvre. J'avais de grands espoirs en Volodimir Zelensky. Il parlait très différemment, je pense qu'il voulait vraiment essayer. Mais il n'a pas réussi à unifier le pays.

Avez-vous rencontré Zelensky?
En novembre dernier. C'était un autre monde.

Une nation multilingue et neutre: la Suisse aurait-elle été un bon modèle pour l'Ukraine?
Aucun pays n'est un modèle pour un autre. Mais nous sommes bien placés pour comprendre l'Ukraine. Lorsque j'étais secrétaire d'Etat, je me suis souvent rendu en Ukraine. J'ai remarqué comment la neutralité et le fédéralisme étaient devenus des gros mots.

«Pour les Ukrainiens, être neutre voulait dire être abandonné à son sort et le fédéralisme signifiait faire des concessions à la Russie.»

La neutralité est rarement choisie.
C'est vrai: nous ne l'avons pas choisie, pas plus que la Finlande et l'Autriche. Mais tous ces pays s’en sont plutôt bien sortis. C'est ce que j'ai dit aux Ukrainiens.

Au fond, qu'aimez-vous en Russie?
Un pays, c'est avant tout les gens qui y vivent. C'est un peuple merveilleux, des gens émotionnels au grand cœur. Et ils ont cruellement souffert: 50 millions de morts en trois décennies, imaginez un peu. Il n'y a pas de pays avec une histoire plus terrible que la Russie. L'écrivain Soljenitsyne a dit un jour que le rôle de la littérature russe était de permettre aux gens de se tenir debout. Et ce pays vit une nouvelle tragédie, une guerre avec un peuple frère, l'Ukraine, qui faisait partie de la Russie jusqu'en 1991.

«J'avais une amie au téléphone, elle pleurait et disait: "Tu vois, maintenant, nous sommes à nouveau les barbares pour trente ans." Cela me brise le cœur.»

La voix d'Yves Rossier se brise. Pendant plusieurs instants, le silence s'installe et le cœur de la tristesse de Rossier apparaît clairement: ce ne sont pas seulement les images et les histoires de guerre et de destruction qui l'accablent. Mais aussi les ruines devant lesquelles se trouve le monde: la Russie ne s'est pas unie à l'Europe, mais a suivi un chemin solitaire. Le projet de rapprochement des peuples a connu un échec cuisant. Pour un représentant du dialogue, c'est grave. Surtout lorsqu'il sait que rien ne changera de sitôt.

Quand êtes-vous allé pour la première fois en Russie?
J'y suis allé plusieurs fois en tant que secrétaire d'Etat. Une fois, c'était peut-être même avant, j'étais à Saint-Pétersbourg avec ma femme et mes cinq enfants. Et puis, bien sûr, il y avait les livres.

Qu'est-ce qu'il faut avoir lu?
Lisez Tchekhov! Gogol est mordant, satirique alors que Tchekhov voit aussi les faiblesses des gens, mais il aime ses personnages. C'est un vrai Russe. A Moscou, quand un clochard est assis sur un banc, les gens s'assoient à côté de lui. A Paris, à Londres ou en Suisse, on se détourne de ce genre de personnes. Cela n'existe pas en Russie.

Et comment se sont déroulées vos rencontres avec Poutine?
Très agréablement. Les quelques fois où j'ai discuté avec lui, il m'a écouté et a répondu à mes arguments. Nous nous sommes entretenus en allemand.

Quelle est votre impression sur la propagande en Russie: les gens croient-ils Poutine?
Je ne peux pas parler pour toute la Russie, mais mon impression est que les gens peuvent s'informer par eux-mêmes. Il y a beaucoup de contacts familiaux en Ukraine. Mais ce que l’on m’a répété la dernière fois que j’étais à Moscou, c’est que nous ne devrions pas non plus croire tout ce qui se dit en Occident. Et je pense que c'est vrai. (aargauerzeitung.ch)

Les manifestations en Russie
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Les manifestations en Russie
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source: sda / maxim shipenkov
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Pour l'instant, le régime de Poutine s'en fiche de mes vidéos YouTube»
Video: watson
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