Depuis quelques jours, impossible de passer à côté: le trou de Tolochenaz, celui qui s'est formé au milieu des rails entre Lausanne et Genève. Et si j'en parle aujourd'hui, ce n'est pas parce que je suis jaloux de la quasi-totalité de mes collègues qui se sont saisis du sujet, c'est plutôt pour vous informer que la cavité en question, le fossé, l'affaissement qui a ébranlé la Suisse romande, eh bien, n'existe pas. Pas plus que le père Noël.
En effet, imaginons que le trou soit une personne et que je l'interviewe. Voici ce qu'il me répondrait s'il était honnête:
Les attachés de presse, c'est nous. Les humains, hein, pas les journaleux. S'il n'y avait aucun être pensant sur Terre, qui perçoit et connaît l'existence du réel, de la matière, des tracés ferroviaires, il n'y aurait pas de trou. Le trou est une abstraction, une question de relation entre ce qui est et ce qui devrait être. Mieux, il consiste en un fait portant sur ce qui n'est pas. (Comme le village de Tolochenaz, d'ailleurs.) Il n'existe donc que dans la tête des hommes – en d'autres termes, c'est une idée, non une chose.
Toute une partie du pays est chamboulée par une entité qui n'a pas de réalité hors de nos esprits: il n'y a rien de plus absurde dans ce diagnostic, et pourtant il est juste.
«Tout est superflu», disait Cioran. Avant d'ajouter: «Le vide aurait suffi». C'est une manière de poser la première question philosophique, la plus fondamentale: pourquoi quelque chose au lieu de rien? Cette interrogation, qui ne trouvera en principe jamais de réponse, sous-tend d'ailleurs le problème non pas le plus fondamental, cette fois-ci, mais le plus vital, le plus existentiel – peut-être la seule question qui vaille, comme le suggérait Camus dans Le mythe de Sisyphe: pourquoi vivre? pourquoi ne pas se suicider?
Mais n'allons pas trop loin, ce n'est pas le genre de la maison. Les dégâts professionnels et érotiques dus au trou de Tolochenaz, certes colossaux, ne créent pas non plus de raison de se pendre. Nous pouvons même voir du positif dans cette affaire, à commencer par l'impossibilité qu'ont maintenant les CFF de continuer à nous prendre pour des blaireaux.
Surtout, ce trou historique nous aura rappelé une vieille donnée humaine que Schopenhauer a formulée en ces termes: «Ce n’est pas ce que sont objectivement et en réalité les choses, c’est ce qu’elles sont pour nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux». Que plus personne ne me dise que les idées, ça compte pour bonbon. Les concepts irriguent les faits autant que les choses.