«Oui, hier, j'étais invité à une fête chez Anastasia Ivleeva et, bien sûr, j'ai suivi le code vestimentaire annoncé: almost naked». L'homme qui se justifie ainsi est un rappeur bien connu en Russie, baptisé Vacio. Mais devant les juges, le 21 décembre, c'est le simple citoyen, Nikolai Vasiliev, qui a été condamné à quinze jours de détention pour «trouble à l’ordre public, langage obscène et grossier sur des chaînes Telegram, visant à promouvoir des relations sexuelles non traditionnelles».
En d'autres termes, déambuler à poil avec une chaussette Balenciaga sur le pénis revient à se livrer à une «propagande homosexuelle», selon les autorités moscovites. On rappelle au passage qu'il y a de ça un mois, la Cour suprême russe a reconnu le mouvement LGBT comme «organisation extrémiste». Une discrimination étatique qui n'allait pas retenir Anastasia Ivleeva, 32 ans, d'organiser cet immense bastringue, qui a froissé jusqu'aux huiles du Kremlin, mais qui lui a permis d'afficher fièrement 300 000 francs suisses de «diamants sur le haut du cul» et la piste de danse.
Pour tenter de sauver ses fesses (rhabillées pour le coup), le rappeur Vacio a voulu prouver au tribunal qu'il est «hétérosexuel», qu'il ne «s'intéresse qu'aux filles», qu'il «respecte les lois de la Fédération de Russie» et qu'en tant que musicien, il n'est pas «responsable de l'orientation sexuelle des participants». En vain.
Cette fête a été qualifiée d'«orgie», de «Sodome et Gomorrhe» ou encore de «réunion sexuelle intolérable» par bon nombre de députés du parti pro-Poutine «Russie unie». Craignant un violent retour de bâton, la chaîne Muz-TV a annulé à la dernière minute les reportages prévus durant la soirée. Pour dire, même le Projet fédéral pour la sécurité et la lutte contre la corruption est sorti de ses gonds.
Mais que s'est-il réellement passé la nuit du 20 décembre au Mutabor, un club sélect planté en banlieue de Moscou?
Bah, en réalité, pas grand-chose, mais nous sommes en Russie. Et la Russie n'a rien d'un char qui déambule à la Marche des fiertés. Au départ, cette gigantesque party était tout sauf illicite, puisqu'une véritable cargaison de Very Important People y était chèrement conviée. Pour la modique somme de 10 000 dollars, un bon bout du gratin moscovite s'est goulûment enjaillé, à moitié à poil et jusqu'au bout de la nuit.
Citons par exemple les chanteurs Philipp Kirkorov et Dima Bilan, l'ancienne représentante russe de l'Eurovision Natalya Podolskaya, l'actrice Lolita Miliavskaïa et la riche femme de média Ksenia Sobchak. Cette dernière, surnommée la «Paris Hilton russe», s'était présentée à l'élection présidentielle face à Vladimir Poutine en 2018. Accessoirement, la filleule du maître du Kremlin, Ksenia avait trouvé refuge en Lituanie en 2022, alors que les autorités russes la recherchaient dans le cadre d'une «affaire pénale».
Problème, avant même que l'aube pointe le bout de son nez, des vidéos et des photos plutôt osées se sont baladées sur différents réseaux sociaux et notamment Telegram. Si bien que certains députés avaient déjà alerté le Kremlin quand les participants ont quitté le Mutabor.
Le média Meduza précise qu'au beau milieu de la nuit, l'hôtesse de la soirée s'était fendue d'un message ironique à ses habituels détracteurs, clamant «adorer les critiques des conservateurs du pays». Le message a été supprimé au petit matin.
Problème (bis), une deuxième soirée était déjà agendée pour le lendemain. Cette fois, ouverte au public. Prix d'entrée? L'équivalent de 27 francs suisses. Plutôt réactif, Vitali Borodine, patron de l'anti-corruption à Moscou, a donc sommé le ministre de l'Intérieur Vladimir Kolokoltsev d'envoyer les flics au Mutabor, histoire de couper court à «cette débauche».
Les agents débouleront bien avant les convives, mais repartiront aussi vite, après «avoir rassemblé le matériel dont ils avaient besoin». Quel matériel? La radio Govorit Moskva, qui révéla en primeur la présence de la police, n'en sait pas plus. Cette deuxième fête sera finalement autorisée, monnayant un peu plus de tissus sur les peaux et beaucoup moins de «rapprochements physiques immoraux». Anastasia Ivleeva, responsable de l'organisation des deux soirées, ne s'est finalement pas montrée le jeudi 21 décembre.
Avant d'avoir le pouvoir d'aimanter tout le gratin russe à ses soirées, Anastasia Vyacheslavovna Ivleeva est née le 8 mars 1991, dans le village de Razmetelevo. Une fois titulaire d'un diplôme de la Faculté de publicité et de relations publiques de l'Université d'Etat de Saint-Pétersbourg, la jeune femme file à Moscou, pour viser une célébrité qu'elle ne tutoiera pas tout de suite.
Pendant quelques années, Anastasia vendra des bagnoles et fera des manucures pour remplir le porte-monnaie, tout en suivant les cours de l'école de télévision Ostankino. Sans surprise, ce seront ses activités (et ses fans) sur Instagram qui lui offriront la plupart de ses escabeaux vers la gloire.
Rebaptisée Nastya Ivleeva, elle anime alors plusieurs émissions de télévision hautement populaires. Jusqu'à recevoir par deux fois, et une dernière en 2019, les prix les plus prestigieux de l'industrie: «Meilleure animatrice d'émission de divertissement aux heures de grande écoute» et «Meilleure émission-débat de divertissement aux heures de grande écoute». Un agenda chargé qui ne l'empêchera pas de poser fièrement en couverture de Maxim, Cosmopolitan, Playboy ou encore Glamour.
Nastya Ivleeva n'a jamais caché son goût pour la «liberté des corps et des esprits». Mais sa vie nocturne plutôt débridée lui permet aussi d'offrir argent et soutien aux plus démunis. Travailleurs précaires, orphelins de la guerre ou personnes âgées, la star de 32 ans a déjà plusieurs opérations caritatives à son actif.
A quelques shots de vodka de la nouvelle année, «Nastya Ivleeva, qui a organisé une fête satanique nue dans le club Mutabor à Moscou, sera contrôlée par le parquet général». Paroles de Vladislav Pozdniakov, leader du mouvement anti-LGBT et anti-féministe russe «The Male State». Pour la petite histoire, l'énergumène fut épinglé, en avril dernier, pour avoir été le premier à dévoiler une vidéo d'un soldat ukrainien décapité par la milice Wagner.
Selon le média indépendant Meduza, si une enquête est effectivement dans le pipeline, aucune charge ne pèse encore sur ses épaules. «Peut-être que vous n'aimez pas les voir mais, désolé, que des adultes aient les fesses à l'air, c'est leurs affaires», dira la filleule de Poutine, pour soutenir sa copine Anastasia, il y a encore deux jours. Mais après avoir refusé de s'excuser pour une «fête bon enfant et remplie de joie», la «Paris Hilton russe» s'est rhabillée pour pouvoir la retourner.
Le 26 décembre, elle est revenue sur ses propos et considère désormais que «si quelqu'un était offensé par mon apparence, je m'en excuse. J'aime mon pays». Comme le dit joliment The Insider, depuis quelques heures, les convives se bousculent pour participer à «un véritable marathon des excuses», manifestement angoissés par l'odeur politisée de ce psychodrame national. Cerise sur le scandale, une plainte collective de vingt-deux citoyens russes veut faire cracher l'équivalent de 10 millions de francs à l'organisatrice, pour tort moral. Un avocat russe contacté mardi soir par The Insider considère que ce recours «ridicule» n'a «aucune chance d'aboutir».
Anastasia Ivleeva, elle, reste droite dans ses bottes. Le fait que la Douma et le Kremlin ne soient pas tout à fait de son avis renforce encore un peu plus son statut d'ennemie morale la plus mondaine et la plus en vue de Moscou. De quoi assurer une prochaine soirée encore plus sulfureuse?