Sur la photo de profil, une jolie brune aux yeux de chat et à l'uniforme militaire aux couleurs de la Russie. Un visage sculpté à l'IA. Elle représente un conglomérat de comptes Twitter, Facebook, Spotify et autres médias sociaux pro-Kremlin. Sa bio: «Une fille et un chat contre le monde entier». Son nom: Donbass Devushka, alias Donbass Girl.
Depuis l'invasion russe de l'Ukraine, plusieurs des comptes Twitter créés par Donbass Devushka ont été suspendus pour avoir enfreint les règles de la plateforme, note le Wall Street Journal, dans une longue enquête consacrée à cette étrange blogueuse, menée conjointement avec le média d'investigation Insider.
Le réseau, qui décrit sa mission comme une «guerre de l'information à la russe» est un pêle-mêle de mèmes, intox sur le conflit, images et contenus ultra-violents, vidéos d'Ukrainiens morts et messages de soutien à Poutine et ses mercenaires de la milice Wagner. Sur le shop en ligne, les intéressés peuvent même se procurer des articles estampillés du tristement célèbre «Z», des objets à l'effigie du président russe ou encore du dirigeant tchétchène, Kadyrov.
Guère découragée par les suspensions à répétition, Donbass Devushka bâtit en moins d'un an un véritable petit «empire de la désinformation» et se hisse au rang des plateformes anglophones de propagande russe les plus en vue et les plus suivies d'Internet.
Selon Pravda, pas moins de 135 000 fidèles écoutent régulièrement le podcast de la mystérieuse animatrice à l'accent russe un peu aléatoire, si ce n'est grotesque, qui enchaîne les interviews de propagandistes, de défenseurs de Poutine et d'opposants à l'aide américaine à l'Ukraine.
De prime abord, impossible de savoir qui se cache vraiment derrière ce réseau de propagande hyperactif. La véritable Donbass Girl se dissimule habilement derrière autant de pseudos (CheburekiVibes, MeatballSubZero, YuGopnik, GhostofLugansk) que d'affirmations fumeuses à son propre sujet.
Au milieu des méli-mélo d'infos se dessine, dans l’imaginaire de ses partisans, la figure d'une femme se décrivant tantôt comme «fière d'être russe et juive, de son pays et de son peuple» vivant dans la ville de Lougansk, tantôt comme la membre d'«un groupe d'individus dévoués» composé de plusieurs personnes.
D'autres fois, Donbass Girl affirme être née et avoir grandi en Russie, avant d'émigrer aux Etats-Unis durant son enfance. L'anglais serait sa troisième langue. D'autres fois, la deuxième. Parfois, la première. Bref, c'est compliqué.
Les fans de Donbass Girl sont loin de se douter que derrière ce personnage de juive russe émigrée se cache en vérité une tout autre identité: Sarah Bils, une jeune vétéran de la marine américaine, qui n'a peut-être jamais posé les pieds ni en Russie ni en Ukraine.
Selon des archives consultées par Insider, cette Américaine de 37 ans est née à Voorhees, localité paumée au cœur du New Jersey. Elle a quitté sa ville natale pour l'Etat de Washington et un poste de technicienne en électronique aéronautique dans la navy.
Là encore, les récits et les versions se tordent et se confondent. Sur son réseau, elle relate un séjour dans la ville russe de Rostov-on-Don, puis de Lougansk, en Ukraine, en 2014, qui lui aurait forgé ses convictions pro-Kremlin. Or, au même moment, Sarah Bils se trouve empêtrée dans une interminable procédure de divorce avec son mari, à Oak Harbor, dans l'Etat de Washington.
Après avoir été promue à un poste de sous-officier supérieur, Sarah Bils finit par quitter l'armée en novembre 2021. Les versions de ce départ diffèrent: problèmes de santé liés à un stress post-traumatique un jour, contrainte à la démission pour ses opinions de gauche, un autre jour.
Désormais libérée de ses obligations militaires, Sarah partage son temps entre son réseau et Cascade Aquatics, son entreprise de vente de poissons tropicaux et d'aliments importés de Pologne. La jeune femme l'ignore encore, mais c'est ce même enthousiasme pour la faune aquatique qui causera un jour sa perte.
Début 2022, l'ancienne officier est intriguée par plusieurs documents confidentiels qui naviguent secrètement sur la toile: depuis quelques mois, des fichiers circulent au sein d'un cercle restreint de passionnés de matériel militaire et de jeux vidéos. Parmi lesquels des informations stratégiques sur la guerre en Ukraine.
Le 5 avril, le compte Telegram de Donbass Girl partage à son tour quatre dossiers classifiés auprès de ses 65 000 abonnés, qui comptent passionnés d'armes, partisans de la Russie et, surtout, un grand nombre de comptes de médias sociaux russes qui ne manquent pas de relayer l'info. Les Pentagon-Leaks sont nés.
Mais alors, qui peut bien être derrière cette Donbass Devushka, en partie responsable de la plus importante fuite de documents secrets de l'histoire américaine? La NAFO, groupe de lutte contre la désinformation au sujet du conflit en Ukraine composé d'analystes et de journalistes, se met en tête de percer le secret.
C'est une vieille interview n'ayant strictement aucun rapport avec la Russie qui permet au collectif d'établir définitivement le lien entre la virulente propagandiste ukrainienne pro-Poutine et une Américaine résidant dans l'Etat de Washington.
Dans un podcast consacré aux aquariums, la jeune spécialiste de poissons répond aux questions depuis son salon, sur Zoom. Pour la NAFO, pas de doute: la «fille du Donbass» est bien Sarah Bils. Sa voix, son visage et son mobilier en arrière-plan correspondent avec ceux des vidéos YouTube de Donbass Devushka.
Démasquée, l'Américaine, qui n'a de russe que son pseudo et ses convictions, vient d'accorder un entretien exclusif au Wall Street Journal ce week-end, dans sa maison de Oak Harbor. Si elle admet être bien l'une des administratrices du personnage Donbass Devushka, Sarah précise faire partie d'un groupe de quinze personnes, «réparties dans le monde entier», impliquées dans la gestion du réseau pro-Kremlin.
Ce lundi, le Journal a indiqué que les activités de Sarah Bils font actuellement l'objet d'une enquête par le gouvernement fédéral. A n'en pas douter, c'est un gros poisson de la propagande russe que viennent d'attraper les autorités américaines.