En psychologie, on appelle les enfants comme moi des «enfants de l'ombre». Il s'agit d'enfants qui grandissent dans l'ombre d'un frère ou d'une sœur souffrant d'une maladie chronique ou en situation de handicap. Par la force des choses, ils passent donc au second plan en termes d'attention. Je ne me suis jamais considérée comme tel, du moins pas consciemment. Sauf peut-être lorsqu'à l'âge de sept ans, j'ai commencé à zozoter de manière exagérée, seulement pour consulter un thérapeute. L'orthophoniste s'est très vite rendu compte de la supercherie. Et j'ai arrêté la thérapie.
En revanche, mon frère (qui a deux ans de moins que moi) a dû voir tellement de thérapeutes dans son enfance qu'il peut à peine les compter sur les doigts des deux mains. A l'accouchement, il est resté coincé dans le canal de naissance et ma mère a eu des contractions pendant trois jours. La raison pour laquelle on n'a pas pratiqué de césarienne à l'époque reste inexplicable. Ma mère dit qu'il bougeait comme un robot.
Grâce aux nombreuses thérapies, ses troubles moteurs sont rapidement devenus quasi imperceptibles. Aujourd'hui, nous pouvons même rigoler des prédictions des médecins à sa naissance. On lui prédisait qu'il ne pourrait jamais fréquenter une école maternelle normale, et encore moins vivre de manière autonome. Assez tôt, cependant, on lui a diagnostiqué un TDAH assez sévère, associé à un haut potentiel (mon frère a un QI mesuré de 132). Cela peut paraître sympa, mais la combinaison se révèle assez dévastatrice quand une partie de votre cerveau est brillante et que l'autre est trop lente dans tous les sens du terme. Le gymnase s'est soldé par un échec, parce qu'il ne terminait pas un seul examen dans le temps imparti et que son écriture était à peine déchiffrable. En revanche, il a obtenu la meilleure note cantonale à l'oral de la maturité professionnelle quelques années plus tard, sans avoir étudié une minute.
Ai-je été un enfant de l'ombre? Au contraire, j'étais un être de lumière. Je le protégeais. Quand les autres se moquaient de ce drôle de petit qu'ils n'arrivaient pas à cerner – intellectuellement très en avance, émotionnellement toujours en retard de quelques années – il m'arrivait de frotter le visage de l'aîné des voisins avec des orties, à mains nues, hors de moi. De rage.
Je ne pouvais pas me plaindre d'un manque d'attention. J'étais une enfant adorable. Bonne à l'école, bonne en sport, bonne en musique. Un enfant présentable, contrairement à mon frère qui était certes très intelligent, mais pas vraiment prêt à affronter la vie quotidienne. Et je savais que c'était exactement ce que je devais faire. Aller bien, éviter les problèmes autant que possible. Car le facteur trouble existait déjà dans notre famille. On n'en supporterait pas un deuxième.
«Comment en est-on arrivé là? Comment ai-je pu en arriver là?» Que la réponse à ces questions se trouve dans mon enfance me semble aujourd'hui évident. Moi, l'être de lumière que j'étais. Celle que je devais être. Celle que je voulais être. Même lorsque cela faisait bien longtemps que je n'étais plus une enfant. Car c'était le seul rôle que j'avais appris à jouer et dans lequel je me sentais bien. J'aspirais à être exactement ce que j'avais connu dans mon enfance: être présentable, à tous points de vue. En tant que femme, au travail, en tant que partenaire, en tant que mère. A chaque faux pas, je m'aimais un peu moins. Jusqu'à me détester.
Et à chaque fois que j'essayais de fonctionner pour tout le monde, je continuais à me perdre moi-même. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi. J'étais jolie, j'avais du succès au travail, j'étais une bonne conjointe, une mère encore meilleure. J'étais heureuse. Jusqu'à ce que je réalise que je n'étais personne. Que je devais répondre «rien» à la question de savoir ce qui me restait une fois qu'on enlevait le travail et la famille. Rien. J'ai essayé de combler ce vide avec tout un tas de mauvaises choses, des fêtes nocturnes aux régimes draconiens (mon corps était la seule chose que je pouvais contrôler à l'époque), en passant par un comportement autodestructeur. Le plus incroyable, c'est que personne n'a rien remarqué. J'étais à tout moment l'être de lumière fonctionnel que j'ai toujours été.
Je ne sais plus ce qui a fait pencher la balance, mais à un moment donné, j'ai compris que la seule façon de devenir moi-même était de me confronter à moi-même. Et c'est là qu'il m'a fallu commencer par mon enfance. Le chemin a été long et difficile. Mais cela en a valu la peine. Aujourd'hui, il m'arrive encore de retomber dans de vieux schémas – la colère contre moi-même lorsque je fais une erreur est parfois gigantesque – mais j'ai fini par trouver un «moi» que j'aime bien. Même si cela signifie que je ne brille plus autant pour les autres que par le passé. Je peux vivre avec ça. Et mon entourage aussi.
Je tiens vraiment à préciser que ces lignes ne sont pas un reproche, ni à mes parents et encore moins à mon frère. J'ai vécu une enfance heureuse, et ce n'était pas comme si je devais répondre aux attentes de mes parents, mais à mes propres attentes. Ce que notre âme fait des expériences vécues dans notre enfance est follement difficile à catégoriser. Dans le même contexte, quelqu'un d'autre aurait probablement suivi un tout autre chemin.
Mon frère a d'ailleurs terminé une formation, y compris une maturité professionnelle. Il vit seul et a un bon emploi, partiellement financé par l'Assurance-invalidité (AI). Une curatrice de l'Autorité de protection de l'enfant et de l'adulte (APEA) l'aide à gérer son quotidien. Tous les deux ans, il part pour un grand voyage, en totale autonomie. (C'est évidemment un avantage de maîtriser chaque langue en quelques semaines de manière à pouvoir se débrouiller). Je suis infiniment fière de lui.
Ceci est mon histoire très personnelle. N'hésitez pas à la commenter si vous le souhaitez. Ou à parler de vous. Les deux options sont les bienvenues.