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Ce Suisse a mené un drôle de combat contre le soleil

Comment éclairer une carte géographique ? Tout le monde ne voyait pas cela sous le même angle. 
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Comment éclairer une carte géographique? Tout le monde ne voyait pas cela sous le même angle.Illustration: Marco Heer
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Ce Suisse a mené un drôle de combat contre le soleil

En 1927, le géologue Albert Heim se querella avec les cartographes du Service topographique suisse. Selon lui, les cartes n’étaient pas représentées sous la bonne lumière. Il exigeait que la source lumineuse éclairant les cartes respecte l’orientation naturelle des rayons du soleil.
10.02.2024, 07:0110.02.2024, 09:38
Felix Frey / Swisstopo
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Albert Heim (1849-1937) était un véritable prodige. En 1873, alors qu’il avait à peine 24 ans, il devint professeur de géologie à l’Ecole polytechnique de Zurich; trois ans plus tard, il occupait également la même fonction à l’université de Zurich. Titulaire d’un double doctorat, il se fit un nom bien au-delà des frontières du pays grâce à ses recherches sur la naissance des Alpes.

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Un géologue tenace et multi-tâches

Mais les activités d’Albert Heim ne se limitaient pas à la géologie. Dès qu’un sujet lui tenait à cœur, il défendait son point de vue avec une grande ténacité. C’était par exemple un ardent défenseur de la crémation, pratique encore peu courante au XIXe siècle. En effet, le premier crématorium de Suisse n’ouvrit qu’en 1889 à Zurich, au cimetière de Sihlfeld. Par ailleurs, il revendiquait l’égalité des droits pour les femmes et était engagé dans le mouvement d’abstinence qui prônait la cessation de toute consommation d’alcool.

Albert Heim sur une photographie de 1934.
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Albert Heim sur une photographie de 1934.Image: e-pics

Les interventions passionnées d’Albert Heim sur la cartographie suisse sont moins connues. En 1927, le géologue, alors déjà âgé de 78 ans, critiqua âprement les deux atlas officiels de la Suisse: en effet, selon lui, la carte Dufour et la carte Siegfried contenaient un «mensonge» qui «était comme un poing en plein visage de la nature.» Le cœur de la controverse concernait la source de lumière imaginaire qui était responsable des jeux d’ombre et de lumière à l’origine de l’effet 3D et qui était représentée comme venant de la direction nord-ouest.

La carte Siegfried (ici feuille 473, Gemmi), en circulation en même temps que la carte Dufour au moment du débat épistolaire d’Albert Heim, représentait également les versants sud dans l’ombre et les  ...
La carte Siegfried (ici feuille 473, Gemmi), en circulation en même temps que la carte Dufour au moment du débat épistolaire d’Albert Heim, représentait également les versants sud dans l’ombre et les versants nord dans la lumière.Image: swisstopo

Un «coup de poignard»

Albert Heim était farouchement opposé à cet éclairage nord-ouest qui s’imposa de plus en plus dans le monde aux XIXe et XXe siècles. Le géologue affirmait que ce parti pris était en contradiction avec la réalité étant donné qu’en Suisse, le soleil brillait habituellement en provenance du sud.

«Cela me fait l’effet d’un coup de poignard au cœur: les vignobles et villages situés du côté ensoleillé de la vallée princi­pale du Valais, sur la rive nord du lac Léman, et les pentes ensoleillées et très cultivées du côté nord de la vallée du Rhin antérieur sont plongés dans l’ombre, alors que les pentes boisées des côtés ombragés sont dépeintes sous un soleil brûlant»
Albert Heim, géologue.

Albert Heim voyait donc dans la lumière du nord-ouest une «erreur du passé» qu’il fallait rectifier. Il voulait que les cartes correspondent aux conditions naturelles: pour lui, l’Office fédéral de topographie (aujourd’hui swisstopo) se devait, en tant que producteur de cartes officielles, de choisir un éclairage par le sud et de «se détourner résolument de la convention erronée pour correspondre à la nature». Il n’était pas le seul à exprimer cette revendication. Dans les années 1930, le conseiller aux Etats zurichois Emil Klöti (1877-1963) se lança dans des plaidoyers engagés en faveur de l’éclairage par le sud dans les cartes topographiques suisses.

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Comparatif: à gauche, les Alpes glaronaises éclairées depuis le nord-ouest. Les versants sud sont à l’ombre. À droite: la «carte du canton de Glaris» de 1860 représentait les Alpes glaronaises éclairées depuis le sud.Cartes: swisstopo

Pourquoi un éclairage depuis le nord-ouest?

Aujourd'hui, l'éclairage nord-ouest des cartes est une évidence pour l'œil humain. L'introduction de l'éclairage au sud conduirait à des interprétations erronées. Les fonds de vallée seraient pris pour des crêtes de montagne et les crêtes de montagne seraient mal comprises en tant que fonds de vallée. Or, cette habitude visuelle n'est pas naturelle, mais acquise. Pourquoi donc l'éclairage nord-ouest est-il devenu la norme dominante dans la conception des cartes?

Citons deux explications possibles avancées à la fin des années 1920 dans ce débat. Albert Heim a évoqué la méthode de travail des personnes qui dessinaient et gravaient les cartes sur du cuivre: «Le cartographe qui dessine de la main droite a besoin d’une lumière devant lui venant d’en haut à gauche pour que la main qui dessine ne jette pas d’ombre sur son travail.» Or, étant donné que les dessinateurs et les graveurs devaient souvent tourner la feuille ou la plaque de cuivre dans tous les sens pour travailler correctement, cette explication n’est guère convaincante.

En réaction à la controverse soulevée par Heim en 1929, Eduard Imhof (1895–1986), professeur de cartographie zurichois, affirma que l’éclairage venant de la gauche provenait du fait qu’on écrit de gauche à droite en Europe et que la plupart des gens sont droitiers. C’est la raison pour laquelle l’éclairage des cartes établies au Moyen-Âge et à l’Epoque moderne aurait été représenté comme projeté de la gauche vers la droite.

Au début, cela n’avait rien à voir avec l’orientation réelle des rayons du soleil: sur les cartes médiévales et modernes, l’est était souvent à gauche et le sud en haut, il n’y avait pas de norme établie. Ce n’est que lorsque l’orientation nord des cartes s’imposa comme une norme au XIXe siècle que l’éclairage projeté depuis le haut à gauche devint de fait un éclairage nord-ouest.

Il n’y a pas que l’écriture qui va de gauche à droite, la lumière aussi: sur la carte d’Aegidius Tschudi (1560), les montagnes de la vallée rhénane de Coire et de la vallée du Rhin antérieur sont écla ...
Il n’y a pas que l’écriture qui va de gauche à droite, la lumière aussi: sur la carte d’Aegidius Tschudi (1560), les montagnes de la vallée rhénane de Coire et de la vallée du Rhin antérieur sont éclairées à gauche et plongées dans l’ombre à droite. Sur cette carte, l’est se trouve à gauche et le sud en haut.Image: Wikimedia / Zentralbibliothek Zürich

En fin de compte, ce sont les différentes représentations que l’on se faisait de la fonction d’une carte qui furent à l’origine de la controverse suscitée par l’éclairage. Pour Albert Heim, une carte topographique devait reproduire le plus fidèlement possible les conditions naturelles, y compris l’orientation de la lumière sur le sol. En revanche, les cartographes du Service topographique voyaient dans les cartes un outil permettant de s’orienter dans l’espace de la façon la plus claire et la plus intuitive possible. Pour eux, la lumière projetée était un moyen stylistique pour mettre les reliefs en évidence rapidement et n’avait rien à voir avec l’orientation des rayons du soleil.

Malgré sa ténacité, Albert Heim se heurta à un mur sur cette question de la lumière. Aujourd’hui encore, la plupart des cartes étrangères, et pas seulement les cartes suisses, sont aussi éclairées depuis le nord-ouest. Finalement, ses arguments n’avaient aucune chance d’aboutir face à des habitudes visuelles établies depuis plusieurs siècles. La continuité est une monnaie d'échange importante en cartographie; un changement de la direction d'éclairage nord-ouest déjà établie aurait également créé trop de confusion il y a à peine cent ans.

Espace et temps
Cet article avait été publié initialement dans la rubrique «Espace et temps» du site de l’Office fédéral de topographie swisstopo. Des chapitres passionnants de l’histoire cartographique y sont régulièrement présentés.
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