Albert Heim (1849-1937) était un véritable prodige. En 1873, alors qu’il avait à peine 24 ans, il devint professeur de géologie à l’Ecole polytechnique de Zurich; trois ans plus tard, il occupait également la même fonction à l’université de Zurich. Titulaire d’un double doctorat, il se fit un nom bien au-delà des frontières du pays grâce à ses recherches sur la naissance des Alpes.
Mais les activités d’Albert Heim ne se limitaient pas à la géologie. Dès qu’un sujet lui tenait à cœur, il défendait son point de vue avec une grande ténacité. C’était par exemple un ardent défenseur de la crémation, pratique encore peu courante au XIXe siècle. En effet, le premier crématorium de Suisse n’ouvrit qu’en 1889 à Zurich, au cimetière de Sihlfeld. Par ailleurs, il revendiquait l’égalité des droits pour les femmes et était engagé dans le mouvement d’abstinence qui prônait la cessation de toute consommation d’alcool.
Les interventions passionnées d’Albert Heim sur la cartographie suisse sont moins connues. En 1927, le géologue, alors déjà âgé de 78 ans, critiqua âprement les deux atlas officiels de la Suisse: en effet, selon lui, la carte Dufour et la carte Siegfried contenaient un «mensonge» qui «était comme un poing en plein visage de la nature.» Le cœur de la controverse concernait la source de lumière imaginaire qui était responsable des jeux d’ombre et de lumière à l’origine de l’effet 3D et qui était représentée comme venant de la direction nord-ouest.
Albert Heim était farouchement opposé à cet éclairage nord-ouest qui s’imposa de plus en plus dans le monde aux XIXe et XXe siècles. Le géologue affirmait que ce parti pris était en contradiction avec la réalité étant donné qu’en Suisse, le soleil brillait habituellement en provenance du sud.
Albert Heim voyait donc dans la lumière du nord-ouest une «erreur du passé» qu’il fallait rectifier. Il voulait que les cartes correspondent aux conditions naturelles: pour lui, l’Office fédéral de topographie (aujourd’hui swisstopo) se devait, en tant que producteur de cartes officielles, de choisir un éclairage par le sud et de «se détourner résolument de la convention erronée pour correspondre à la nature». Il n’était pas le seul à exprimer cette revendication. Dans les années 1930, le conseiller aux Etats zurichois Emil Klöti (1877-1963) se lança dans des plaidoyers engagés en faveur de l’éclairage par le sud dans les cartes topographiques suisses.
Aujourd'hui, l'éclairage nord-ouest des cartes est une évidence pour l'œil humain. L'introduction de l'éclairage au sud conduirait à des interprétations erronées. Les fonds de vallée seraient pris pour des crêtes de montagne et les crêtes de montagne seraient mal comprises en tant que fonds de vallée. Or, cette habitude visuelle n'est pas naturelle, mais acquise. Pourquoi donc l'éclairage nord-ouest est-il devenu la norme dominante dans la conception des cartes?
Citons deux explications possibles avancées à la fin des années 1920 dans ce débat. Albert Heim a évoqué la méthode de travail des personnes qui dessinaient et gravaient les cartes sur du cuivre: «Le cartographe qui dessine de la main droite a besoin d’une lumière devant lui venant d’en haut à gauche pour que la main qui dessine ne jette pas d’ombre sur son travail.» Or, étant donné que les dessinateurs et les graveurs devaient souvent tourner la feuille ou la plaque de cuivre dans tous les sens pour travailler correctement, cette explication n’est guère convaincante.
En réaction à la controverse soulevée par Heim en 1929, Eduard Imhof (1895–1986), professeur de cartographie zurichois, affirma que l’éclairage venant de la gauche provenait du fait qu’on écrit de gauche à droite en Europe et que la plupart des gens sont droitiers. C’est la raison pour laquelle l’éclairage des cartes établies au Moyen-Âge et à l’Epoque moderne aurait été représenté comme projeté de la gauche vers la droite.
Au début, cela n’avait rien à voir avec l’orientation réelle des rayons du soleil: sur les cartes médiévales et modernes, l’est était souvent à gauche et le sud en haut, il n’y avait pas de norme établie. Ce n’est que lorsque l’orientation nord des cartes s’imposa comme une norme au XIXe siècle que l’éclairage projeté depuis le haut à gauche devint de fait un éclairage nord-ouest.
En fin de compte, ce sont les différentes représentations que l’on se faisait de la fonction d’une carte qui furent à l’origine de la controverse suscitée par l’éclairage. Pour Albert Heim, une carte topographique devait reproduire le plus fidèlement possible les conditions naturelles, y compris l’orientation de la lumière sur le sol. En revanche, les cartographes du Service topographique voyaient dans les cartes un outil permettant de s’orienter dans l’espace de la façon la plus claire et la plus intuitive possible. Pour eux, la lumière projetée était un moyen stylistique pour mettre les reliefs en évidence rapidement et n’avait rien à voir avec l’orientation des rayons du soleil.
Malgré sa ténacité, Albert Heim se heurta à un mur sur cette question de la lumière. Aujourd’hui encore, la plupart des cartes étrangères, et pas seulement les cartes suisses, sont aussi éclairées depuis le nord-ouest. Finalement, ses arguments n’avaient aucune chance d’aboutir face à des habitudes visuelles établies depuis plusieurs siècles. La continuité est une monnaie d'échange importante en cartographie; un changement de la direction d'éclairage nord-ouest déjà établie aurait également créé trop de confusion il y a à peine cent ans.