Maurice Koechlin est l’un de ces hommes qui disparaissent derrière leur œuvre. En effet, rares sont les personnes conscientes de la contribution déterminante de cet ingénieur franco-suisse à la construction de la statue de la Liberté, de la tour Eiffel et du viaduc de Garabit.
Né en 1856 dans le village alsacien de Buhl, Maurice Koechlin est issu d’une famille d’industriels originaire de Stein am Rhein qui a essaimé en Alsace via Zurich et Bâle. En 1873, lorsque l’Alsace passe sous domination prussienne après la guerre franco-allemande, Maurice est envoyé par son père étudier à l’EPFZ (qui s’appelait alors Polytechnikum, abrégé «Poly») pour y étudier l’ingénierie. Trois ans plus tard en 1876, Maurice Koechlin obtient le droit de cité zurichois assorti de la nationalité suisse.
L’un de ses principaux professeurs et mentor était Karl Culmann, inventeur de la statique graphique. Cette nouvelle méthode entièrement géométrique permet de résoudre les problèmes de mécanique statique liés aux structures en poutrelles et armatures métalliques. L’essor de cette science est principalement dû à la construction des ponts de chemin de fer. Elève le plus doué de Culmann, Koechlin achève ses études comme major de la promotion 1877.
Koechlin s’établit en France où il travaille comme ingénieur pour la Compagnie des chemins de fer de l’Est. L’ingénierie française connaît alors un âge d’or. L’un de ses représentants les plus brillants n’est autre que Gustave Eiffel, dont la société construit de nombreux ponts de chemin de fer. Au Portugal, le Ponte Maria de Pio sur le Douro est inauguré en 1877. Il a été dessiné par Théophile Seyrig, ingénieur chef et associé d’Eiffel.
A la suite de cette réalisation, on confie à Gustave Eiffel la construction d’un pont du même type en Auvergne: le viaduc de Garabit, qui enjambe les gorges de la Truyère. L’ingénieur Seyrig souhaite augmenter sa participation financière dans la société d’Eiffel et obtenir une part des lauriers que son associé à l’art d’accaparer. Les deux hommes se disputent. Théophile Seyrig est écarté. Gustave Eiffel lui cherche donc un successeur et se tourne vers Karl Culmann qui lui recommande son meilleur étudiant: Maurice Koechlin.
C’est au mois de novembre 1879 que Maurice Koechlin, âgé de 23 ans seulement, devient ingénieur chef chez Eiffel. Si le caractère du jeune homme est diamétralement opposé à celui de son patron, les deux hommes sont toutefois complémentaires. Extraverti et ambitieux, Eiffel tisse des relations commerciales avec virtuosité. Il a ses entrées dans le monde politique et fait preuve d’un sens des affaires exceptionnel, ce qui lui permet d’obtenir des mandats spectaculaires. Timide et réservé, Koechlin travaille dans l’ombre à l’élaboration de solutions innovatrices d’une grande sophistication technique.
Le viaduc de Garabit est le premier grand projet de Koechlin. Avec Emile Nouguier, ingénieur spécialisé dans l’organisation des chantiers chez Eiffel, il revoit le projet de fond en comble et lui ajoute notamment un arc parabolique plutôt qu’une arche en demi-cercle. Le viaduc de Garabit est construit en 1884.
En parallèle, Koechlin conçoit un autre viaduc destiné à franchir la Tardes, dans la région de Nouvelle-Aquitaine. Pour ce pont ferroviaire, il développe un système de poutre a treillis multiple reliant deux piliers en maçonnerie éloignés l’un de l’autre d’une centaine de mètres. Le pont sera terminé en 1885. Aujourd’hui désaffecté, il est classé monument historique.
Une autre raison avait incité Eiffel à s’adjoindre les services d’un ingénieur chef talentueux. La société G. Eiffel et Cie avait été mandatée pour réaliser un projet des plus prestigieux – la statue de la Liberté. Le sculpteur français Frédéric Auguste Bartholdi devait faire construire la colossale «Liberté éclairant le monde» que la France souhaitait offrir aux Etats-Unis pour commémorer l’alliance des deux pays lors de la guerre d’indépendance américaine.
Certaines parties de la statue avaient déjà été réalisées mais il restait à trouver comment maintenir à la verticale cette dame de 225 tonnes, recouverte de plaques de cuivre martelé. Or l’architecte mandaté pour résoudre ce problème était décédé inopinément, sans laisser la moindre indication à ce sujet.
Les initiateurs du projet s’étaient alors tournés vers Eiffel qui confie cette nouvelle mission à Koechlin. Tout comme pour un pont, l’ingénieur conçoit alors une structure composée de quatre piliers contreventés, intégrant un escalier en colimaçon à double volée et une armature en treillis destiné à soutenir le porte-à-faux du bras droit de la statue. En lieu et place d’une structure rigide, Koechlin opte pour un squelette élastique en treillis. Cette flexibilité constitue une idée décisive car elle permet au cuivre qui recouvre la statue de supporter les variations de température et de résister à la force des vents.
Lady Liberty sera inaugurée en grande pompe en 1886. Mais Maurice Koechlin reste à l’écart des feux de la rampe. Ce n’est qu’en 1936, à l’occasion du 50e anniversaire de la statue, que la presse tressera des lauriers au discret ingénieur pour sa contribution décisive à ce chef-d’œuvre.
Le plus grand coup de Maurice Koechlin reste la tour Eiffel. Début 1884, on apprend que la France va organiser une exposition universelle pour fêter l’anniversaire de sa Révolution. Désormais âgé de 28 ans, notre homme veut réaliser quelque chose de grandiose. Avec son collègue de bureau Emile Nouguier, il s’attelle de sa propre initiative à un projet censé «ajouter une attraction à l’exposition». Le 6 juin 1884, Koechlin se met à table dans son domicile du 11 de la rue Le Chatelier. Il y esquisse à la volée et sans le moindre outil technique un «pylône d’une hauteur de 300 mètres». Il ajoute à son dessin les calculs de la charge verticale et de la prise au vent horizontale.
Sobre et technique, l’esquisse montre les piliers coniques, la structure métallique, six étages et les arcs parabolique du premier d’entre eux. Koechlin souhaite construire une tour dont la structure est identique à celle de la statue de la Liberté, mais cette fois visible. Elle offrira peu de prise au vent, autorisant ainsi une hauteur encore jamais atteinte. Cette tour en fer riveté doit être la plus haute du monde. Construite au milieu de Paris, elle symbolisera toute la puissance de l’ère industrielle.
Les ingénieurs soumettent les dessins de leur structure à leur patron qui déclare «ne pas avoir l’intention de s’y intéresser», comme le mentionne Koechlin dans un document traitant du droit d’auteur. Eiffel autorise toutefois ses employés à poursuivre leur travail sur ce projet. Ils en remettent les dessins à l’architecte Stephen Sauvestre pour qu’il en retravaille les aspects esthétiques. Sauvestre réduit le nombre des étages, ajoute au pied de l’édifice des arcs en demi-cercle certes élégants mais inutiles sur le plan statique, dote le premier étage d’un palais des glaces et le sommet d’une coupole.
Ce plan porte la mention «dessiné par Nouguier, Koechlin, Sauvestre». Gustave Eiffel en identifie désormais le potentiel. Il ajoute la mention «présenté par G. Eiffel» au-dessous du nom des ingénieurs et fait déposer dans l’urgence un brevet pour «une disposition nouvelle permettant de construire des piles et pylônes métalliques d’une hauteur pouvant dépasser 300 mètres». Les droits d’auteur sont attribués à parts égales à Eiffel, Nouguier et Koechlin.
Eiffel rachète immédiatement leurs droits à ses ingénieurs selon un contrat qui lui permet désormais de réaliser le projet en son propre nom pour autant qu’il mentionne ceux qui en sont à l’origine. Il leur verse des honoraires correspondant à 1% du budget de construction, soit 51 418 francs à chacun. «A la suite de quoi, il consacre toute l’opiniâtreté qui le caractérise pour que le projet soit accepté et réalisé», constate Koechlin.
Sans avoir fourni la moindre contribution à l’ébauche de la tour, Eiffel consacre désormais toute son habileté tactique à en promouvoir la réalisation. Pendant que Koechlin calcule les détails de la construction, Eiffel gère la polémique vis-à-vis de ses concurrents. Il veille à ce que la mise au concours lui soit favorable en exigeant notamment que «les participants doivent démontrer la possibilité de construire sur le Champ-de-Mars une tour en fer de 300 mètres de haut sur une surface au sol carrée de 125 mètres de côté». Le mandat sera rapidement confié à Eiffel.
Mais des voix se font entendre contre la construction d’une «odieuse colonne de tôle boulonnée au cœur de la capitale», évoquant une «noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare […] tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant».
Eiffel mène le projet à bien. Assisté de deux douzaines de techniciens, Koechlin établit 700 plans d’ensemble et les croquis de 4000 détails. L’inauguration du mois de mai 1889 suscite un grand enthousiasme. La «tour Eiffel» incarne désormais un exploit signé Gustave Eiffel.
Eiffel récolte les lauriers de la tour et une célébrité mondiale. Koechlin n’exprimera jamais de remords à ce sujet et continuera à collaborer en confiance avec Eiffel. Lorsque son patron est jugé en 1893 à cause de son implication dans le scandale de Panama et se retire de la Compagnie des Etablissements Eiffel, Koechlin le remplace à la tête d’une entreprise rebaptisée Société de construction de Levallois-Perret. En 1890, la France le proclame officier de la Légion d’honneur. En 1903, il reçoit une médaille d’or de l’Association Française des Ingénieurs et devient membre d’honneur de la société des anciens polytechniciens de l’EPF Zurich en 1929.
Cette reconnaissance reste néanmoins cantonnée à des cercles spécialisés, tant le nom de Gustave Eiffel est prédominant. Ce n’est qu’en 1939, à l’occasion du 50e anniversaire de la tour, que Koechlin revendique sa conception en déclarant aux journalistes:
Koechlin savait que sa tour n’aurait jamais été construite sans l’intervention d’Eiffel. Mais il savait aussi que Gustave Eiffel n’aurait jamais pu ériger cette merveille du monde moderne sans lui.
Koechlin passera les dernières années de sa vie avec son épouse Emma Rossier, originaire de Vevey, au bord du lac Léman où il a construit une maison à Veytaux en 1900. Il meurt en 1946 à l’âge de 90 ans et repose au cimetière de Saint-Martin à Vevey.
Grâce à une tour, Gustave Eiffel est devenu un «magicien du fer» connu dans le monde entier. Le souvenir de Maurice Koechlin n’est perpétué que par une statue de cire dans la tour Eiffel, un petit monument et une école primaire à Buhl en Alsace, ainsi que trois rues portant son nom dans des villages français. La Suisse, pour sa part, ne possède aucun monument honorant le véritable «magicien du fer»: Maurice Koechlin, dont le génie fut éclipsé par la renommée de Gustave Eiffel.