La Suisse l'a enlevée bébé pour «dissoudre» tous liens avec ses parents
La vie n’a pas été tendre avec Ursula Waser. Née hors mariage en 1952 à Rüti (ZH), sa mère était une Yéniche, ce qui n’arrangea rien. Il apparut très rapidement que, «pour son propre bien», elle ne pouvait pas grandir au sein de sa famille ni rester avec sa mère.
La petite Ursula Kollegger (de son nom de jeune fille) fut enlevée par la police six mois seulement après sa naissance et placée dans un foyer pour enfants. Ce fut le début d’un périple interminable et douloureux dans vingt foyers au total, entrecoupé par quatre courts séjours dans des familles d’accueil. Ce n’est qu’en 1971, après 26 placements dans huit cantons, qu’Ursula Waser a été autorisée à faire ses premiers petits pas vers l’indépendance.
Mais était-ce vraiment la vie qui n’avait pas été clémente avec Ursula Waser et quelque 600 autres enfants yéniches? Ou était-ce plutôt le fait de trois articles du Code civil (CC) de 1912 et d’une œuvre d’aide à l’enfance? Les articles 283 à 285 du CC régissaient l’intervention des autorités dans le cadre du droit de la famille. On pouvait notamment y lire ce qui suit:
En 1926, la fondation Pro Juventute créa l’œuvre d’entraide «Les Enfants de la grand-route», chargée de retirer les enfants des gens du voyage de leur famille et de les placer dans des foyers ou des familles d’accueil. L’objectif était de les éduquer pour en faire des «membres utiles» de la société. L’Etat et la fondation considéraient que ce n’était pas possible dans l’environnement yéniche. Par conséquent, l’autorité parentale pouvait être retirée en application de la loi civile.
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Sous la direction d’Alfred Siegfried, fondateur de l’œuvre d’entraide et membre du secrétariat central de Pro Juventute, cette mesure a été appliquée avec rigueur. L’ancien professeur de lycée justifiait ainsi sa démarche dans une conférence donnée à Zurich en 1943 en ces termes:
Dissoudre les liens signifiait arracher les enfants de leur famille, car le Bâlois ne voyait aucune chance «d’amélioration» chez les adultes.
Condamné pour abus sexuels sur un élève en 1924, il est aberrant que Siegfried se soit retrouvé à la tête de la «section consacrée aux enfants en âge scolaire» de Pro Juventute à partir de 1927. Son action, notamment contre les familles yéniches, n’aurait toutefois pas été possible sans un large soutien public. Les autorités, Pro Juventute, les associations, les donateurs et donatrices l’ont épaulé et lui ont permis de mener ses activités, même après sa retraite, par exemple, avec la publication de son livre «Les Enfants de la grand-route».
Pour Ursula Waser, la volonté de Siegfried de briser les familles yéniches signifiait: aucun signe de vie de sa mère, aucun contact avec sa famille. La fillette ne savait pas qu’une interdiction de visite et de contact interdisait aux membres de sa famille de s’approcher d’elle. En revanche, elle savait que ses tentatives de retrouver sa mère avaient des conséquences douloureuses.
Ursula Waser a fini par se résigner:
Si la direction du foyer a également remarqué ce changement d’état d’esprit de l’enfant, elle l’a toutefois interprété différemment, comme le montre un bref rapport adressé à Siegfried en 1957: «De temps à autre, elle a besoin de fermeté, mais en général, elle ne me pose pas plus de problèmes d’éducation que les autres enfants de son âge».
La souffrance continue. Certes, avec les années, Ursula Waser a repris contact avec sa mère, a même vécu par intermittence avec elle, mais il n’était pas question de chaleur familiale. La jeune fille, désormais âgée de 13 ans, fut violée par son oncle et son beau-père. Conséquence: la jeune fille fut rejetée par sa mère et placée en 1966 dans le centre de redressement fermé «Zum Guten Hirten» à Altstätten (SG).
Avant qu’Ursula Waser ne puisse enfin prendre sa vie en main en 1971, elle dut mener à bien un apprentissage. C’était la condition pour pouvoir quitter le centre. En cas d’échec, son séjour aurait été prolongé.
Aujourd’hui encore, Ursula Waser et des dizaines de milliers de personnes concernées par les mesures de coercition à des fins d’assistance doivent vivre avec le fait que l’Etat et la société n’ont pas été bienveillants avec elles. Certes, l’étude de ce chapitre peu glorieux de l’histoire de la Suisse a commencé il y a quelque temps déjà, mais de nouveaux cas et de tristes détails continuent d’être révélés. Ursula Waser s’engage sans relâche depuis des décennies pour que le rôle de la justice soit également examiné. Et pour cela, elle ne cesse de ressasser son douloureux passé.
Uschi Waser et 31 autres témoins directement concernés, leurs conjoints et enfants ainsi que des professionnels parlent de leurs expériences de 1947 à aujourd’hui. Ils racontent ce qu’ils ont vécu et désignent les responsables et les causes. Ils mettent en lumière les conséquences qu’ils ressentent toujours. Les témoins racontent également comment ils ont trouvé la force de continuer à vivre malgré tout et comment ils s’en sont sortis.
La plate-forme en ligne replace leurs expériences dans le contexte historique et dresse un tableau nuancé des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux. Pour «Les visages de la mémoire», les personnes concernées collaborent de manière participative avec des historiennes et des historiens.
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