Il était une fois, un jeune garçon qui cuisinait extraordinairement bien. Mais dans son village, au fond d’une vallée reculée, ce talent n’intéressait personne. Les gens du coin étaient pauvres et avaient d’autres soucis. Le jeune garçon prit donc la décision de partir. Son voyage le conduisit dans une grande ville où il se mit à chercher du travail. Il fût bientôt remarqué par le seigneur du lieu. Et c’est ainsi que ce jeune homme pauvre devint le cuisinier personnel du prince de la ville...
C’est peu ou prou ainsi que l’on raconterait l’histoire de Maestro Martino s’il s’agissait d’un conte de fée. Or, son histoire est vraie.
Martino de Rubeis – le nom du jeune Tessinois qui nous intéresse – naît vers 1415 dans le hameau de Grumo, dans la vallée Blenio au Tessin. Il s’initie à la cuisine à l’hospice de l’oratoire Santa Maria del Monastero, qui offre aux voyageurs en transit entre le Nord et le Sud un hébergement pour la nuit, mais aussi des repas variés. C’est là que le jeune garçon développe une passion pour la cuisine et perfectionne ses recettes, bien souvent inspirées par les goûts des pèlerins, des marchands ou des nobles qui passent par l’hospice.
Martino s’installe à Milan vers le milieu du 15ᵉ siècle. La ville offre en effet de meilleures chances d’avenir que sa vallée reculée. Bien meilleures, même, comme il doit vite s’en apercevoir.
Le Tessinois est embauché à la cuisine de la cour ducale des Sforza, famille qui règne sans partage sur Milan. Très vite, les Sforza trouvent les plats de Martino à leur goût et le nomment cuisinier en chef.
Les talents du gastronome tessinois sont également repérés par d’autres - dont le cardinal Ludovico Trevisan, qui se montre particulièrement intéressé. Ce conseiller papal compte parmi les hommes les plus puissants du Vatican. A son retour à Rome, il emmène Martino avec lui.
Là-bas, il n'est pas le seul à profiter de l’art culinaire de Maestro Martino: les papes Paul 2 et Sixte 4 s’en délectent aussi. Bien qu'officieux, ses services auprès du Saint-Siège ont des répercussions considérables.
Dans les couloirs du Vatican, le cuisinier tessinois rencontre un homme du nom de Bartolomeo Sacchi, dit «Platinà», bibliothécaire des papes et érudit versé dans moult sujets. Enthousiasmé par Martino et conquis par ses recettes, il en intègre près de 240 dans son livre intitulé De honesta voluptate et valetudine. Ce livre de cuisine, le premier au monde à être imprimé, paraît en 1468 et fait la célébrité de Maestro Martino dans toute l’Europe.
Le cuisinier aurait sans doute pu devenir célèbre grâce au livre qu’il signe à peu près à la même période, Libro de arte coquinaria. Son ouvrage ne rencontre toutefois pas la gloire méritée, car il n’est pas rédigé en latin - seulement en langue courante «vulgaire». Platinà et Martino se complètent donc à merveille, l’un érudit aux solides bases théoriques, l’autre cuisinier d’élite pensant et agissant.
Après de nombreuses années dans les cuisines romaines, Martino retourne à Milan à l’automne de sa vie. Il finit sa carrière au service de Gian Giacomo Trivulzio, un puissant chef militaire franco-italien. On ne sait pas grand-chose de la fin de son existence. Quand meurt-il exactement? Est-il retourné dans la vallée de Blenio? Rien ne permet de répondre avec certitude à ces questions.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que Maestro Martino n'est pas originaire de Côme, comme on le prétend encore parfois aujourd’hui.
L’erreur provient sans doute de la plume de son ami Platinà, qui le qualifie dans ses écrits de «Comense», natif de Côme. Peut-être pour ne pas dérouter ses lecteurs, sans doute rares à connaître la vallée Blenio? Ou parce qu’il confondait lui-même Grumo et Côme? Une fois cette «contrevérité» lancée, il devint en tout cas impossible de l’invalider.
Et pourtant, le premier grand cuisinier européen venait bien du Tessin. Et même de Grumo, dans la vallée Blenio.