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L’«action 300 enfants» de 1939

Documents d’identité d’enfant marqués de la lettre «J», établis en 1939 à Memmingen.
Documents d’identité d’enfant marqués de la lettre «J», établis en 1939 à Memmingen.Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

Menacés par les nazis, 300 enfants ont trouvé refuge en Suisse, voici leur histoire

En 1939, 300 enfants arrivèrent en Suisse. Ils devaient poursuivre leur voyage vers d’autres pays quelques mois plus tard. La Seconde Guerre mondiale contraria toutefois ces plans et nombre d’entre eux restèrent pendant des années dans notre pays, comme ce fut le cas d’Anneliese Laupheimer.
29.10.2022, 10:0129.10.2022, 12:08
Sabina Bossert / musée national suisse
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En 1939, environ 250 enfants âgés de 6 à 16 ans, juifs pour la plupart, quittèrent le sud de l’Allemagne pour la Suisse. L’«action 300 enfants» avait été autorisée par le Département fédéral de justice et de police, en réaction à la nuit de Cristal de novembre 1938, et menée par le Comité suisse d’aide aux enfants d’émigrés. Ces enfants étaient censés passer six mois en Suisse, puis se rendre dans un pays sûr. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale contraria ces plans. La plupart des enfants restèrent six ans en Suisse, ce qui leur sauva la vie.

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Parmi ces enfants se trouvaient deux sœurs originaires de Memmingen, Anneliese et Lotte Laupheimer. Elles provenaient d’une famille juive bourgeoise. Leur père Julius Laupheimer possédait avec son frère un magasin de confection pour hommes. Fin 1938, il fut emprisonné et provisoirement interné dans le camp de Dachau. Anneliese, alors âgée de onze ans, souffrait d’un handicap mental.

Arrivée en Suisse. Photo de groupe à la gare de Weinfelden, en 1939.
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Arrivée en Suisse. Photo de groupe à la gare de Weinfelden (TG), en 1939.Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

Nombre des enfants de l’«action 300 enfants» furent placés dans des foyers. Anneliese et Lotte avaient la chance d’avoir une connaissance en Suisse: Emma Zuberbühler, qui avait travaillé un temps à Memmingen en tant qu’employée de maison de la famille Laupheimer. Son mari possédait à Uster (ZH) un commerce de peinture. Emma Zuberbühler accueillit officieusement les deux sœurs ainsi que deux de leurs cousines, Ruth et Ilse Laupheimer.

Durant l’été 1942, les parents d’Anneliese et de Lotte furent déportés en Pologne. Dans une carte postale datée du 19 juin 1942, le Réseau d’entraide sociale juif de Lublin écrivit que les Laupheimer se trouvaient à Piaski, dans la voïvodie de Lublin, et étaient en bonne santé. Un ghetto fut créé dans la ville de Piaski, qui faisait partie du Gouvernement général depuis l’occupation de la Pologne. Il fut dans un premier temps destiné aux juifs et juives de Pologne, qui furent déportés en mars 1942 dans le camp d’extermination de Belzec. Le ghetto fut ensuite transformé en un camp de transit pour les juifs et juives allemands, qui étaient ensuite envoyés vers les camps d’extermination d’Auschwitz, de Belzec, de Sobibór et de Treblinka.

Si on ne connaît pas en détail le destin de Jeanette et Julius Laupheimer, on sait avec certitude qu’ils n’ont pas survécu à la Seconde Guerre mondiale. Une ancienne voisine de Memmingen, Else Günzburger, écrivit le 14 mars 1946 à Emma Zuberbühler: «Les quatre parents ainsi que l’oncle célibataire, monsieur David, ne sont malheureusement plus en vie. Parmi les juifs de Memmingen, seuls les hommes issus des mariages mixtes, Gutman, Grünfeld et mon mari sont encore vivants».

Documents d’identité d’Anneliese Laupheimer, marqués de la lettre «J».
Documents d’identité d’Anneliese Laupheimer, marqués de la lettre «J».Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

La famille Zuberbühler n’avait sans doute pas prévu de devoir offrir l’hospitalité aussi longtemps. La prise en charge des jeunes filles dut représenter une charge colossale. C’est ainsi qu’Anneliese Laupheimer entra dans une institution pour enfants handicapés à Uster en novembre 1942.

La fin de la guerre apporta bien des changements pour elle. Sa sœur se rendit en 1946 aux Etats-Unis, où elle épousa Walter Ullmann. Puisqu’il était clair qu’Anneliese n’avait plus de famille chez qui rentrer et qu’elle n’était pas en mesure d’émigrer en raison de son handicap, le Comité suisse d’aide aux enfants d’émigrés demanda pour elle l’asile de longue durée en Suisse. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des réfugiés durent se rendre dans d’autres pays, conformément à la devise de la Suisse de n’être qu’un pays de transit.

Les quelques-uns qui y restèrent, pour des raisons de santé ou d’âge, vivaient en situation provisoire. Ils obtinrent l’asile de longue durée en 1947. Au total, seuls 3% de l’ensemble des réfugiés accueillis en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale y restèrent de manière permanente, soit environ 1600 personnes. 1345 d’entre eux obtinrent l’asile de longue durée, dont Anneliese Laupheimer, «en raison d’une maladie incurable».

Documents d’identité d’Anneliese Laupheimer, années 1940.
Documents d’identité d’Anneliese Laupheimer, années 1940.Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

Le Comité suisse d’aide aux enfants d’émigrés transmit la prise en charge de ces enfants, désormais âgées de 20 ans, à l’Union suisse d’aide aux réfugiés juifs (VSJF). Celle-ci, à l’origine fondée comme organisation d’entraide juive, fut chargée par la Confédération d’accompagner les réfugiés juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Avec la Confédération et le canton de Zurich, la VSJF prit en charge les frais d’institution pour Anneliese Laupheimer (Lotte Ullmann-Laupheimer envoyait régulièrement 20 dollars) et la soutint dans ses demandes de réparation auprès de l’Allemagne.

La Confédération et le canton partant du principe que si ses requêtes aboutissaient, elle rembourserait une partie des dépenses, ils suivirent de près les progrès de ces demandes. Anneliese et Lotte reçurent en effet les montants uniques promis, mais pas seulement: Anneliese reçut également, en tant qu’orpheline et parce qu’elle n’était pas en mesure d’assumer une activité professionnelle du fait de son handicap, une rente à vie de la part de l’Etat allemand pour le meurtre de ses parents. Anneliese put non seulement subvenir elle-même à ses besoins (via sa tutrice), mais aussi rembourser les prestations d’aide dont elle avait bénéficié jusque-là.

Anneliese Laupheimer et une autre résidente du foyer, photo prise dans les années 1990.
Anneliese Laupheimer et une autre résidente du foyer, photo prise dans les années 1990.Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

Lors d’un contrôle en 1960, Anneliese fut examinée par un pédiatre, bien qu’elle fût alors âgée de 30 ans. Celui-ci la désigna dans son rapport de manière neutre, par le terme «enfant»:

«L’enfant est déficient depuis la naissance. Il présente une forte cyphoscoliose au niveau de la colonne vertébrale thoracique, mais s’est toutefois développé physiquement jusqu’à pouvoir marcher seul. Il peut aussi manger de manière autonome et aller faire ses besoins si on lui rappelle au bon moment. Du point de vue mental, il est imbécile, voire idiot, tout du moins incapable de développement intellectuel, c’est pourquoi il a été placé dans notre établissement. L’enfant ne peut vivre que s’il est constamment guidé et accompagné par une tierce personne. Par ailleurs, il a parfois des troubles mentaux, qui se manifestent par une peur terrible, l’amenant à se rouler par terre jusqu’à ce que l’on puisse le calmer. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire que l’enfant reste probablement pour toujours […] dans notre établissement.»

Tant l’infantilisation d’une femme adulte souffrant d’un handicap mental que les termes «imbécile» et «idiot» posent problème aujourd’hui. Ils étaient toutefois couramment employés en psychiatrie à l’époque.

Plaque d’identification d’Anneliese Laupheimer avec nom et adresse en Suisse. Cette plaque datant des année 1940 était probablement portée autour du cou.
Plaque d’identification d’Anneliese Laupheimer avec nom et adresse en Suisse. Cette plaque datant des années 1940 était probablement portée autour du cou.Image: ETH Zurich, AfZ Online Archives

L’argent qu’Anneliese reçut en réparation dans les années 1960 fut transféré par la VSJF à la famille de sa sœur aux Etats-Unis, qui était gravement malade et avait désormais elle-même besoin d’aide. Après le décès de Lotte, la VSJF transféra 5000 Deutsche Mark à ses ayants droit (Walter et Lotte Ullmann avaient deux petits enfants). En guise de remerciement pour cette aide, Walter Ullmann écrivit une lettre chargée d’émotions: «Je n’oublierai jamais ce geste. La somme envoyée a été d’une grande aide, la quasi-totalité de ma fortune ayant été épuisée par la longue maladie de ma femme».

Pendant plusieurs années, Ilse Wyler-Weil fut la tutrice d’Anneliese. Elle était elle-même arrivée en Suisse grâce à l’«action 300 enfants» et avait épousé Max Wyler, négociant en bétail, avec qui elle vivait à Uster. Elle rendait régulièrement visite à Anneliese, qui, selon sa description, avait «besoin d’amour» et «était gentille et sage, mais tout à fait incapable de s’occuper». Elle lui apportait des petits cadeaux pour son anniversaire et les fêtes juives.

Anneliese Laupheimer mourut en 2008 et fut enterrée au cimetière juif de Winterthour (ZH). Puisqu’elle n’avait ni héritiers ni testament, le reste de sa fortune (déduction faite des frais pour l’enterrement et la pierre tombale) fut transmis à la VSJF, à Ilse Wyler-Weil et à la Fondation Hugo Mendel.

Anne Frank et la Suisse
09.06.2022 – 06.11.2022
Musée national suisse

Le livre Le journal d’Anne Frank est mondialement célèbre. Mais ce que peu de gens savent, c’est que la diffusion de cette œuvre dans le monde entier a pour origine la Suisse. Tandis qu’Anne, sa sœur et sa mère ont péri dans un camp de concentration, le père d’Anne est le seul membre de la famille à avoir survécu à l’holocauste. Dans les années 1950, Otto Frank s’est installé chez sa sœur Leni à Bâle. Là, il s’est donné pour mission de porter en pleine lumière les notes de sa fille et de préserver son message en faveur de l’humanité et de la tolérance pour les générations futures.
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Témoignage d'une famille de réfugiés
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