En 1507, la ville de Berne fut secouée par l’«affaire Jetzer». Alors âgé de 23 ans, Hans Jetzer, originaire de Zurzach (AG), venait d’être admis au couvent bernois des Dominicains lorsque la Vierge Marie commença à lui apparaître régulièrement, accompagnée de plusieurs saintes et saints. Le jeune compagnon tailleur avait auparavant déjà eu la «visite» d’un ancien prieur du couvent de Berne destitué 160 ans plus tôt. Ayant trouvé la mort lors d’une rixe à Paris, celui-ci était astreint depuis à croupir au purgatoire.
Cet esprit lui avait révélé y côtoyer de nombreux franciscains, contraints à faire pénitence en raison de leur adhésion à la doctrine de l’Immaculée Conception. Ce faisant, l’ancien prieur mit le doigt sur l’un des grands problèmes théologiques de l’époque. Les Dominicains, qui partaient du principe que Marie avait été conçue dans le péché originel (conception par conséquent «maculée»), seraient alors sur la «bonne» voie.
Une thèse confirmée dans la nuit du 24 au 25 mars, jour de l’Annonciation, lorsque la Vierge Marie apparut à point nommé dans la cellule du moine, accompagnée par sainte Barbe, à qui Hans Jetzer vouait une vénération particulière. La Sainte Vierge lui remit alors plusieurs reliques et lui imprima un premier stigmate à la main droite, avec la promesse que les quatre autres suivraient dans six semaines. Là encore, un épisode révélateur, puisque malgré plusieurs tentatives, les Dominicains n’avaient jusqu’alors produit aucun saint stigmatisé, à la différence des Franciscains en la personne de saint François d’Assise.
Les Dominicains n’attendirent cependant pas que six semaines ne s’écoulent, métamorphosant dès la mi-avril l’hostie blanche dans la main de la Vierge en une hostie sanglante. Hans Jetzer découvrit alors le pot aux roses: Marie était en fait jouée par Stephan Boltzhurst, lecteur du couvent, tandis que les deux anges qui l’accompagnaient n’étaient autres que le prieur Johann Vatter et le sous-prieur Franz Ueltschi. Pour créer l’illusion de la lévitation, tous trois se tenaient sur une poutre manipulée par l’économe Heinrich Steinegger depuis la cellule attenante.
Déçu et furieux, le jeune frère convers fondit en larmes alors que le lecteur tentait de l’apaiser en lui expliquant qu’ils avaient voulu s’assurer qu’il savait distinguer les véritables apparitions des fausses. Il maintint néanmoins que l’hostie blanche s’était réellement transformée en hostie sanglante, et celle-ci fut ensuite exposée à la vénération à plusieurs reprises, constituant un crime de profanation d’hostie de premier ordre.
La manœuvre avait donc déjà échoué à la mi-avril, et l’issue n’aurait pas été fatale aux responsables du couvent s’ils en étaient restés là. Au lieu de cela, ceux-ci tentèrent plusieurs fois d’empoisonner Hans Jetzer, dont le témoignage représentait un péril mortel. Au début du mois de mai, le sous-prieur imprima au convers les quatre stigmates restants. Ce dernier se mit ensuite à se livrer chaque midi, sous l’influence d’un breuvage que ses supérieurs lui faisaient boire, à un étrange jeu de la Passion auquel tout Berne assistait.
Les supérieurs du couvent allèrent même encore plus loin dans la nuit du 24 au 25 juin 1507, peignant des larmes de sang sur le visage d’une statue de la Vierge Marie tenant sur ses genoux son fils mort. Aux dires des instigateurs, celui-ci aurait demandé à sa mère la raison de ses larmes, ce à quoi Marie aurait indiqué désapprouver le fait que l’on commence également à parler d’Immaculée Conception à son propos.
Toute la ville fut alors en émoi, d’autant plus qu’une ou deux nuits plus tard, Marie annonça qu’un grand malheur allait s’abattre sur Berne, les dirigeants de la ville continuant d’accepter les pots-de-vin de princes étrangers auxquels ils étaient censés avoir renoncé. Une prophétie qui troubla bien plus les Bernois que la question de la conception de la Vierge Marie.
Fin juillet, les stigmates de Hans Jetzer disparurent du jour au lendemain, un phénomène probablement lié à l’annonce par l’évêque de Lausanne de son intention de les faire examiner par un médecin. L’hostie sanglante, qui fut encore exposée à la vénération lors de la fête patronale de l’église des Dominicains le 29 juillet 1507, devint alors elle aussi une source d’embarras.
Une hostie ne pouvant pas simplement être jetée, les supérieurs du couvent tentèrent de forcer Hans Jetzer à l’avaler. Le malheureux ne s’étant pas laissé faire et ayant fini par vomir l’hostie sur une chaise, laissant une traînée rougeâtre, ils essayèrent de brûler ladite chaise dans un four. Le four et toute la pièce semblèrent alors exploser, ce que même les persécuteurs interprétèrent comme un miracle.
La dernière apparition fut celle d’une Vierge la tête ceinte d’une couronne dans la nuit du 12 au 13 septembre 1507 dans l’église des Dominicains. Cette manifestation fut planifiée de sorte à impliquer également Hans Jetzer, mais ce dernier, ayant surpris les conciliabules de ses supérieurs, accueillit Marie armé d’un bâton et d’un couteau, sans toutefois parvenir à l’attraper et à la démasquer. Le 1er octobre 1507, le Petit Conseil ordonna l’arrestation du convers et son transfert à Lausanne pour l’y faire interroger par l’évêque.
Le premier procès se tint au cours de l’hiver 1507-1508 à Lausanne et à Berne, avec Hans Jetzer pour seul accusé. L’évêque de Lausanne procéda avec une extrême prudence, tentant de déterminer l’hérésie que le jeune moine aurait commise. Il ne se laissa pas non plus influencer par la ville de Berne, qui exigeait que l’accusé soit torturé. Les autorités de la ville finirent par obtenir son retour à Berne avant la fin de l’année; il y fut torturé à plusieurs reprises début février, un supplice qui le poussa à accuser ses supérieurs.
Les Dominicains étant membres d’un ordre exempté de la juridiction de l’évêque, un procès extraordinaire dut être organisé durant l’été 1508 à Berne avec l’approbation du pape, qui désigna comme juges les évêques de Lausanne et de Sion, Aymon de Montfalcon et Mathieu Schiner, ainsi que Peter Sieber, supérieur de la province dominicaine de Haute-Allemagne. Ce dernier tenta d’empêcher aussi longtemps que possible que ses frères soient torturés et, lorsque la décision fut malgré tout prise de leur infliger des supplices, se retira du procès.
Le tribunal fit d’abord torturer les maillons les plus faibles de la chaîne, à savoir l’économe et le sous-prieur, puis se servit de leurs aveux pour confondre le prieur et le lecteur. Bien que la méfiance soit généralement de mise envers les aveux obtenus sous la torture, un récit cohérent finit par se dégager des témoignages des cinq accusés (Jetzer y compris), détenus séparément depuis février 1508.
Le provincial Peter Sieber s’étant retiré du procès, on interrogea les accusés quant à une éventuelle complicité de la province dominicaine de Haute-Allemagne. Il s’avéra alors que le projet de fabrication de miracles pour le compte de la «Maculée Conception» avait été mis en branle dès le début du mois de mai 1506, à l’occasion d’un chapitre provincial organisé à Wimpfen (Allemagne). La ville de Berne avait été retenue comme théâtre de ces apparitions, car les Dominicains l’estimaient puissante, mais somme toute stupide.
A Wimpfen, les Dominicains avaient surtout été contrariés par le fait qu’un franciscain italien, Bernardin de Bustis, avait publié dans les années 1490 des écrits dans lesquels il dressait la liste des innombrables miracles plaidant en faveur du dogme de l’Immaculée Conception, soulignant d’un ton jubilatoire qu’aucun miracle ne s’était encore produit pour le camp adverse.
Toujours est-il qu’aucun jugement ne fut rendu à la fin du grand procès, faute d’accord entre les évêques de Lausanne et de Sion: Aymon de Montfalcon plaida pour l’internement à vie des moines, et Mathieu Schiner pour leur mort sur le bûcher. Ce dernier obtint le soutien des autorités de la ville de Berne, qui avait été choisie par les Dominicains pour sa stupidité et blâmée pour sa malhonnêteté en matière de pensions.
On retrouve ici un reliquat de la polémique qui entoura la guerre de Souabe: ainsi, depuis l’alliance des villes confédérées avec les cantons campagnards, l’insulte «(dummen) Kuhschweizer» (que l’on pourrait traduire par «(stupides) gardiens de vaches») lancée par les Souabes logeait villes et campagnes à la même enseigne.
Le grand procès n’ayant pas produit de verdict, l’autorisation d’instruire un procès de révision dut être sollicitée auprès du pape. Lors de ce procès organisé en mai 1509 à Berne, le tribunal fut de nouveau présidé par les évêques de Lausanne et Sion, cette fois rejoints par l’évêque de Città di Castello, l’Italien Achille de Grassis, dont le dentier en ivoire fit sensation dans les rues de Berne.
Le 23 mai, les Dominicains furent défroqués sur une estrade montée dans la Kreuzgasse, puis remis au bras séculier. Les chefs d’accusation retenus furent l’hérésie, le sacrilège, l’empoisonnement, l’idolâtrie (profanation d’hostie) et la pratique de la magie noire. Des actes dans lesquels Hans Jetzer n’était nullement impliqué. Vers la fin mai, le tribunal séculier (sans doute le Petit Conseil) rendit son verdict: les supérieurs du couvent furent condamnés à mort et exécutés le 31 mai.
Jusqu’à la fin du 19e siècle, personne ne douta de la culpabilité (au sens de l’acte d’accusation) des quatre Dominicains. Toutefois, en 1897, l’historien de l’Eglise allemande Nikolaus Paulus publia un ouvrage prétendant constituer un examen exhaustif des pièces du procès de 1509, amenant l’auteur à accuser la ville de Berne de meurtres judiciaires. Néanmoins, seules les pièces du procès de Hans Jetzer à Lausanne et à Berne (durant l’hiver 1507-1508) étaient connues à cette époque, de sorte que l’on ne puisse guère parler d’exhaustivité.
Les pièces des trois procès ne furent publiées qu’en 1904 par Rudolf Steck, professeur de Nouveau Testament à l’Université de Berne (Unibe); lui aussi parla de meurtre judiciaire, mais en attribua la responsabilité au pape. Hans Jetzer fut par la suite présenté comme l’unique coupable dans toute l’historiographie bernoise du 20e siècle, quand bien même on ne sut expliquer comment le convers aurait à lui seul mis en scène toutes ces apparitions.
L’étude approfondie de cette affaire ne peut qu’alimenter le doute quant à la responsabilité unilatérale de Hans Jetzer, qui fut le seul dans toute l’histoire et l’historiographie de cet épisode rocambolesque dont personne ne défendit les intérêts. De même, le niveau intellectuel relativement élevé de l’affaire tend à exclure le jeune moine de ces machinations, qu’il n’aurait su ourdir. Mais surtout, la source d’inspiration de l’affaire Jetzer a depuis été identifiée: il s’agit des écrits de Bernardin de Bustis, que Hans Jetzer n’avait certainement pas lus.