Le 27 janvier 1945, quelque 7 000 survivants sont retrouvés par l'Armée rouge derrière les barbelés du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. Cette date est désormais celle de la journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité.
Cette mémoire, elle s'est entretenue au cinéma à travers de nombreuses œuvres, de manière frontale et émotionnelle comme La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg. D'autres ont choisi l'angle de la suggestion pour bouleverser, comme pour Le Fils de Saul de László Nemes, autre Grand prix cannois et lauréat de l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2016.
Et c'est bien dans ce registre-là que se situe La Zone d'intérêt, qui fait le choix de montrer l'innommable, hors champs, en basant son point de vue depuis une maison et un jardin idylliques.
Le film du Britannique Jonathan Glazer (Under The Skin) chronique le quotidien d'une famille vivant aux abords d'Auschwitz, et pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit de la sphère domestique de Rudolf Höss, commandant des camps et fonctionnaire de premier plan dans le génocide des Juifs d'Europe. Höss étant l'un des pions de la Solution finale, qui, afin d'augmenter les capacités exterminatrices d'Auschwitz, préconisa l'utilisation du Zyklon B dans les chambres à gaz et ainsi se mettre dans les petits papiers d'Himmler.
Le film se concentre sur la vie familiale de Rudolf (Christian Friedel), en compagnie de sa femme Hedwig (Sandra Hüller, vue dans Anatomie d'une chute), ses enfants ainsi que leurs domestiques, au sein d'une demeure bourgeoise et cossue au style Bauhaus typique des années 1940. Une vie qui ne semble pas bien différente d’autres familles allemandes.
De ce quotidien paisible où les enfants jouent dans la piscine et les femmes s'attèlent à tenir la maison, à la propreté irréprochable. On ne verra qu'un mur de béton laissant apparaître des baraquements, une fumée noire au loin et quelques pétarades et aboiements. Ces simples détails seront les seuls éléments évocateurs de la barbarie innommable qui se déroule en ces lieux. Une puissance de l’invisible glaçante et évocatrice, qui fera sans doute regretter à certains spectateurs (ignares) de s'être pris du pop-corn.
La Zone d'intérêt est véritablement présentée comme une chronique familiale. Elle est heureuse dans cette maison où elle voit ses enfants grandir. Lui est ambitieux et veut gravir les échelons, mais n’est pas certain de conserver son poste et donc la maison de fonction qui va avec, le couple se dispute à l'idée d'un déménagement et le film tend vers le drame conjugal.
Au milieu de ces banalités se mêlent d'étranges scènes, comme celles filmées par une caméra nocturne qui brosse des actes de résistance; ceux d'une fillette cachant des pommes dans la terre afin de nourrir les prisonniers. Ces séquences apportent une dimension de film expérimentale, portée par une bande-son écrasante et de longues plages de fondue au noir.
Jonathan Glazer livre ainsi un film extrêmement stylisé aux couleurs cliniques et à la mise en scène ultra-sophistiquée. Le film est une véritable expérience sensorielle, plus proche d'une œuvre d'art contemporaine que du cinéma traditionnel, à mille lieues du documentaire et du réalisme formel.
Librement adapté du roman éponyme de Martin Amis, La Zone d'interêt, par son dispositif, pourra dérouter plus d'un spectateur. Il n'empêche que si la forme est discutable, le fond n'en reste pas moins fidèle à l'Histoire.
Le cinéaste Jonathan Glazer et son équipe ont passé des années à utiliser les témoignages de personnes présentes, vivantes ou mortes, pour créer le scénario du film. Une scène au bord d'une rivière où Rudolf et sa femme Hedwige discutent d'un éventuel déménagement a été façonnée par une conversation entendue par le paysagiste de Rudolf Höss. La petite fille apportant des pommes aux prisonniers est également issue d'un témoignage, celle d'une femme nommée Donna, aujourd'hui décédée.
Les acteurs ont par ailleurs eu l'occasion de visiter les camps d'Auschwitz-Birkenau et l'ancienne maison de Rudolf Höss de manière détaillée. Rien n'a été laissé au hasard pour décrire de manière idyllique cette reconstitution, filmée sous plusieurs angles. Une mise en scène qui rappelle parfois des gimmicks de téléréalité, sans doute pour immerger un peu plus le spectateur dans l'intime et le voyeurisme.
En s’intéressant au quotidien de ces fonctionnaires qui ont fait de l’extermination une entreprise basée sur le rendement, le cinéaste parvient à provoquer l'inconfort à l’extrême. Un film d’une puissance dévastatrice qui réussit à choquer en ne faisant qu'évoquer.
À l'heure où les derniers survivants et témoins de l'Holocauste sont de moins en moins présents, La Zone d'interêt est une gifle nécessaire, un devoir de mémoire supplémentaire qui ne jouera pas sur votre empathie, mais sur votre malaise, de celui qui consiste par confort à fermer les yeux devant l'horreur et d'en faire fi. Un chef-d’œuvre aux allures de long cauchemar, mais au visionnage essentiel.