Après avoir sacré l'Asie avec Une Histoire de Famille et Parasite, puis deux films pour le moins excentriques avec Titane et Sans Filtre, le Festival de Cannes a placé cette année son coup de cœur dans un film français modeste en apparence et filmé à deux pas de chez nous: Anatomie d'une chute.
Le film de Justine Triet fait le choix d'une radicalité qui contraste avec les derniers favoris cannois en proposant un film de procès, sans musique ni artifices, dans la grisaille hivernale des Alpes entourant Grenoble. Un film qui prend des allures d'un long numéro de Faites entrer l'accusé à première vue, mais qui, lorsqu'on l'analyse au-delà de son aspect judiciaire, s'avère surtout être une réflexion sur les ambiguïtés de notre époque, de l'impasse des relations amoureuses aux injonctions de la société envers les femmes.
Anatomie d'une chute retrace le procès d'une autrice allemande (Sandra Hüller) accusée à la cour d'assises du meurtre de son mari, après que celui-ci a chuté depuis le dernier étage de leur chalet. En l'absence de témoin, si ce n'est leur fils malvoyant, la justice va exposer la vie du couple et révéler aux jurés tout ce qui compose l'intimité de cette famille. Sur fond de préjugés auxquels se heurtent les femmes indépendantes, le film place le spectateur dans le petit théâtre du mensonge qu'est le tribunal, où les destins ne tiennent parfois qu'aux vérités que l'on veut bien vous faire accepter.
Anatomie d'une chute porte son titre à merveille. Une chute qui a un sens pluriel, annoncée symboliquement dès les premières minutes du métrage, lorsque la balle du chien tombe d'un escalier en faisant plusieurs rebonds. La chute est bien évidemment celle de Samuel, le mari de Sandra, que leur fils malvoyant Daniel retrouvera gisant dans la neige en rentrant d'une balade avec son chien-guide.
Accident? Suicide? Meurtre? Pendant deux heures et demie, le déroulé des événements et la recherche de la vérité amèneront une deuxième chute, celle d’une femme brillante qui au fur et à mesure du procès se retrouve mise à nue par l'autre partie, qui cherche sa culpabilité à tout prix. Un procès qui durant tout son déroulé révélera un autre basculement, celle d'un couple d'écrivains au passé heureux que la jalousie et la charge mentale finiront par consumer.
Anatomie d'une chute dissèque le couple à la manière des Scènes de la vie conjugale (1974) d'Ingmar Bergman, qui à l'époque distillait en huis clos la longue érosion d’un couple de manière intime, sur le modèle de sa propre vie. La démarche semble assez comparable dans le film de Justine Triet, dont le scénario a été co-écrit par la réalisatrice et son compagnon, l'acteur et réalisateur Arthur Harari. Un scénario qui repose sur une déconstruction méticuleuse des mécanismes du couple sous le couvert d'une intrigue judiciaire.
Comme une procédure, le film est éprouvant, non pas par sa longueur qui ne se ressent jamais, mais par cette impression d’assister à un véritable procès avec un réalisme presque pesant tant il est anxiogène. Point de place pour le deuil ni pour l'émotion; le film tire sa force dans sa capacité à immerger le spectateur dans la salle d'audience et à lui faire croire, au fur et à mesure des éléments découverts, en la culpabilité ou en l'innocence de l'accusée. Un effet de pression qui fonctionne de la part des deux parties, dont le réquisitoire, dressé par un avocat fort talentueux, nous rallie à sa cause pour accuser cette femme.
La réserve et la froideur que Sandra Hüller applique à son personnage nous empêchent d'être émus ou d'exprimer une forme d'empathie. L'actrice allemande, passant du français à l'anglais lorsque l'émotion le demande, fait preuve d'un jeu d'une grande justesse, où il est difficile de distinguer la sincérité du machiavélisme. Une tension qui la rend justement et profondément humaine.
En faisant le choix d'un personnage difficile d'accès, on se retrouve à être influencé, l'esprit humain étant toujours à la recherche d'un coupable pour assoir son désir de justice.
Ainsi, comme l'histoire nous l'a prouvé de nombreuses fois, un apriori négatif peut influencer un jugement au mépris des preuves. Sandra est un reflet de la misogynie prégnante de notre société. Son personnage est dépeint aux yeux des jurés avec suffisance parce qu'il s'agit d'une femme.
En effet. elle est brillante et plus puissante que son mari par son statut d'écrivaine à succès, a eu des rapports extraconjugaux avec des femmes… des étiquettes suffisantes pour en faire une coupable idéale aux yeux de la justice, dont la vérité dépend de ceux quasi aveugles de son fils.
En dénonçant les injonctions de la société envers les femmes et les contradictions du système judiciaire, Justine Triet réalise un film passionnant aux allures de cinéma nordique qui marque par le talent de ses acteurs, son écriture et son choix de faire une fiction qui colle au plus près à la réalité.
En faisant un film sur les devoirs conjugaux et parentaux, les dynamiques de pouvoirs et en interrogeant notre regard sur la vie privée d'autrui, Justine Triet ne signe pas qu'un simple film de procès, mais bien une Palme d'or.
Anatomie d'une chute de Justine Triet, avec Sandra Hüller, Swann Arlaud et Milo Machado Graner. D'une durée de 2h30, le film sort dans les salles romandes le 23 août.