Les anciens s'en souviennent encore, le débardeur humide, l'écume au bord des lèvres et la larme à l'œil. Notorious B.I.G. et Tupac, New York et Los Angeles, East Coast et West Coast. Deux potes devenus sévèrement irréconciliables, des saignées par morceaux interposés, des poings dans le foie à la moindre interview. Deux clans biberonnés à une violence verbale qui va, hélas, se régler au cimetière.
Le 7 septembre 1996, la BMW de Tupac va ramasser quatorze balles dans les rues désertes de Las Vegas. Six mois plus tard, Notorious B.I.G. prendra cinq balles d'un tireur au volant d'une Chevrolet Impala.
Dans les deux cas, un feu rouge. Dans les deux cas, les auteurs courent toujours. Dans les deux cas, les bandes respectives s'accuseront mutuellement. Une macabre rivalité qui va bouleverser l'octogone du hip-hop américain pour l'éternité.
Près de trente ans plus tard, Kendrick Lamar et Drake s'engouffrent à leur tour dans une guerre qui coagulera très vite tout le milieu. On raconte même que l'affrontement était latent et attendu. Il fallait que ça pète. Si aucune sépulture n'est encore à déplorer, la dissension est bien plus sérieuse que le combat en pantoufles à laquelle s'étaient livrés Booba et Kaaris. Pas plus tard que mardi après-midi, la maison de l'auteur de Rich Baby Daddy a été bouclée en raison d'une fusillade.
Et, cette semaine, c'est allé très loin: alors que l'oracle de Toronto suggère que Lamar aurait brutalisé sa fiancée, l'intello californien accuse Drake d'être un «Loverboy certifié, un pédophile certifié», dans un morceau dont l'illustration n'est autre que la propriété du Canadien, criblée de sigles rouges réservés aux délinquants sexuels américains.
Oui, ça tire à balles réelles.
Selon le magazine Rolling Stone, cette dernière lame dans la chair encore chaude de Drake désigne Lamar vainqueur. Alors que le confit ne fait sans doute que commencer.
Dans le jargon, on appelle ça un beef. Et en guise de munitions, les soldats dégainent des diss tracks. Pour faire court, au lieu d'aller régler ça dehors, en bons bonhommes gavés à la bière, ce sont des rimes affûtées qui menacent les challengers d'une défaite par KO. Comme souvent dans les bagarres de gros bras, c'est l'ego qui sonne le début des hostilités.
Même si, comme Tupac et Notorious B.I.G. en son temps, les deux lascars batifolaient ensemble en studio, cette amitié s'effritera en août 2013. En confiance depuis que ses ventes prennent l'ascenseur, Lamar va soudain dérouiller Drake (mais aussi tout le rap game) sur le morceau Control.
De quoi défaire la paix? Assurément. Au début, la baston va surtout divertir les ultras. C'est le 6 octobre 2023 qu'elle va gentiment aimanter le reste de la planète. Le dernier album de Drake abrite un missile qui, au départ, ressemble pourtant à une douce caresse. Dans First Person Shooter, et en compagnie de J. Cole, le Canadien prétend qu'ils sont tous trois les G.O.A.T.S du rap. C’est de bonne guerre et pas totalement faux. Hélas, Kendrick Lamar accueillera ce podium forcé comme un affront.
Fuck le «Big 3». Le seul patron, c'est lui. Et le monde doit savoir. Ce sera chose faite avec le morceau Like That, dégoupillé le 26 mars dernier.
Depuis, vous l'aurez compris, c'est l'escalade. Vexé par l'ego de Kendrick Lamar, J. Cole balancera quelques vacheries sur le morceau 7 Minute Drill, avant de sortir définitivement du ring, laissant les deux éléphants démonter le magasin de porcelaine.
Les diss tracks s'enchaînent alors comme des syllabes dans un couplet. Et ça vole rarement très haut. Dans Pushs up, Drake se moque notamment de la (petite) taille de Kendrick et de sa volonté de fricoter avec les derniers bonbons de la pop. La pochette dévoilera même son petit 40 aux pieds. Le Californien ne réagira pas à cette pichenette. Ce qui poussera le Canadien à franchir le Rubicon.
Pressé d'exprimer sa frustration, Drake ira jusqu'à lâcher un faux trio, en compagnie des voix de Snoop Dogg et de Tupac, trafiquées avec l'IA. Baptisée Taylor Made Freestyle, la balle perdue accuse Lamar d'avoir eu la frousse du tsunami prévisible du dernier album de Taylor Swift, au point de repousser la sortie du sien. Sans surprises, les héritiers de Tupac le sommeront de retirer le morceau des plateformes. Et Drake ne réalise pas encore qu'il est sur le point de prendre un uppercut qui va le laisser groggy.
Le 30 avril, c'est sur la plateforme X que Kendrick va casser les dernières côtes de son ennemi, en postant un lien vers YouTube. Et un mot. Euphoria. Six longues minutes d'acharnement verbal, sur un tempo qui donne envie de bouffer un tapis de course par la prise. La répartie et le flow si particulier du lauréat d’un Pulitzer feront mouche. Au programme, appropriation culturelle et misogynie.
Les boxeurs ont définitivement enlevé les gants.
«Putain, ce rap beef me replonge au collège, quand je devais courber les cours pour pouvoir suivre la sortie de tous les coups.» Cette confession d'un vieux fan tombera en commentaire de la réponse de Drake: Family Matters. Le Canadien n'a rien perdu de sa bestialité, le beat est méchant et les rimes se crachent comme on souffle dans un sac pour éviter l'étouffement. Le propos, lui, est obsessionnel. Comme dans Pushs Up, il s'acharne sur la relation de Kendrick avec sa moitié, Whitney Alford. Au programme, violences et infidélités en cascade.
Anecdote plutôt cocasse, c'est un resto chinois de Toronto qui va tirer son épingle du jeu de ce ping-pong que certains médias américains considèrent comme puérile. Le New Ho King, que Kendrick Lamar cite dans Euphoria, va inspirer Drake au point de le faire apparaître dans le clip de Family Matters.
Dès le 4 mai, ça va même grimper aux arbres généalogiques. Dans Meet The Grahams, le génie de Compton évoque les supposés problèmes d'alcool et d'addiction au jeu de Drake, avant de suggérer qu'il planque un autre enfant qu'Adonis, qu'il a eu avec la Française Sophie Brussaux. Après avoir nié en bloc, il rappera d'ailleurs sa fierté de père en 2018 avec The kid is mine. Mais c'est la prochaine salve qui va faire flancher le natif de Toronto.
A l'heure d'écrire ces lignes, à 16h26, mardi 7 mai, un étrange cessez-le-feu verbal laisse craindre le pire. Et la fusillade à Toronto, à deux pas de chez Drake, dont on ne sait encore rien, fait planer une drôle d'ambiance.
On pourrait aussi profiter de ce bref silence pour compter les points. Mais c'est sans doute déjà allé trop loin. N'en déplaise aux deux adversaires de luxe, ce beef rappelle au monde qu'ils sont les plus grands rappeurs actuels. Et puis, c'est une guerre qui nous aura au moins offert plus d'une heure de musique.
De quoi tenir jusqu'à la prochaine offensive?