Alors que le Credit Suisse partait en cacahuète et dévissait à la Bourse, que les places financières du monde entier se frottaient les yeux par peur de voir l'une des banques les plus influentes potentiellement partir en faillite (qui se fera avaler par UBS quelques jours plus tard), la société de production IFC Films diffusait la première bande-annonce du film Blackberry (2023). Simple hasard, à n'en pas douter, mais le timing a de quoi faire sourire.
Un film, qui a fait sensation dans plusieurs festivals, dont celui de Berlin, qui permet de raviver de vieux souvenirs pour les utilisateurs de l'époque. Une pellicule réalisée par Matthew Johnson, pour un coup d'oeil dans le rétro, (re)découvrir les arcanes d'une faillite retentissante dans le milieu de la téléphonie mobile.
Le célèbre téléphone au clavier QWERTY et aux e-mails en temps réel était la référence ultime pour beaucoup. Le BlackBerry Messenger (BBM) avait envahi des pans de la société, des plus jeunes aux financiers établis, en passant par les célébrités. BlackBerry marchait sur l'eau au début du millénaire. Mais la chute a été brutale, jusqu'à ce 4 janvier 2022, un jour fatidique pour la marque, la fin des haricots: celui où elle a dit adieu à son système d’exploitation personnel (BlackBerry OS). De nombreux appareils ont été donc rendus obsolètes.
Tout le monde avait succombé à la tendance lancée par Mike Lazaridis et Douglas Fregin. Les deux acolytes ont lancé Research in Motion (RIM) en 1984, les premiers balbutiements d'une société qui collaborera avec General Motors notamment. Mais il faudra attendre 1992 et le recrutement de Jim Balsillie, bombardé co-Pdg de la boîte, pour voir Blackberry se tailler une grosse part du gâteau.
Leur idée d'un dispositif sans fil pour envoyer et recevoir des courriels était révolutionnaire à l'époque. En 1999, le BlackBerry 850 Pager et un serveur complémentaire appelé BlackBerry Enterprise Server, prendront une très grande place dans les entreprises. La légende est lancée avec ce nouvel appareil: les utilisateurs pouvaient désormais pondre leurs mails et les envoyer; plus besoin d'attendre des plombes que votre ordinateur ne charge une foule de mails. La firme canadienne a définitivement révolutionné la branche.
Forte d'une popularité grandissante, la société va profiter d'une autre fulgurance qui fera décoller pour de bon la marque canadienne: le BlackBerry 7230, qui pourra (enfin) passer des appels et donc prendre place dans le milieu des smartphones. Une avancée significative à laquelle RIM greffera son principal argument de vente de l'époque: la sécurité. Les attentats du 11 septembre conforteront l'idée que les outils de RIM sont fiables.
La croissance est exponentielle: les utilisateurs sont passés de 534 000 en 2003 à 4,9 millions en 2006. Des ventes placées sur les rails du succès. Les cerveaux de BlackBerry étaient des pionniers, des visionnaires, car le service de messagerie BBM était en avance sur son temps; ils ont tout simplement créé WhatsApp avant que l'entité, propriétaire de Meta, n'imprègne notre quotidien.
BlackBerry rimait avec success story. Mais la belle histoire va se gripper à cause d'un court-circuit: la grande erreur du fabricant a été de se cantonner à son succès présent, sans se soucier d'une vision dirigée vers l'avenir.
Avec un fort ancrage dans les entreprises, des ados qui pouvaient discuter entre eux, la société n'a pas regardé plus loin et a oublié de ratisser large, comme l'a fait Apple et sa poule aux oeufs d'or qu'est devenu l'iPhone.
Le journaliste de Bloomberg Vlad Savov critiquait la direction canadienne de «ne pas avoir écouté le marché». La poussée de fièvre a viré à la crise de foie pour BlackBerry, qui s'est vu trop beau et trop grand. Ne pas avoir misé sur le tactile, ou de s'y être mis trop tardivement, tout comme Nokia, grave erreur. Les claviers ont été mis sur la touche. Un retard technique qui s'est accumulé au fil du temps et les voyants sont passés au rouge vif.
Comme les commentateurs sportifs le distribuent à l'envi, il faut éviter de céder à l'excès de confiance. Et BlackBerry est tombé droit dans le piège. Pour contrer cette dégringolade, le fabricant a entamé une course en apnée.
Arrive comme une bouée de sauvetage le Z10 de BlackBerry. Bien malheureusement, le mobile est victime de son apparition tardive sur le marché et d’un prix de vente beaucoup trop élevé. Un coup de retard, à l'heure où le Galaxy S3 de Samsung, l'iPhone (la grande menace ignorée) ou le Lumia 920 de Nokia faisaient des étincelles, l'appareil qui devait refiler une bouffée de vitamines s'est avérée être une bouffée périmée.
BlackBerry a sous-estimé sa force de frappe. «En 2008, la marque valait autant qu'Apple en bourse, 80 milliards de dollars. Aujourd'hui, deux destins contrastés, Blackberry vaut autour de 5 milliards de dollars quand Apple vient de dépasser les 3000 milliards», soulignait Anthony Morel, journaliste spécialisé sur le plateau de BFM.
Fin de vie pour les Blackberry:
— BFM Business (@bfmbusiness) January 4, 2022
"En 2008, la marque valait autant qu'Apple en bourse, 80 milliards de dollars. Aujourd'hui, deux destins contrastés, Blackberry vaut autour de 5 milliards de dollars quand Apple vient de dépasser les 3000 milliards"
- @AnthonyMorel pic.twitter.com/EoHDPZUC2M
Le duo qui menait BlackBerry ne voyait pas l'iPhone comme une menace. La première Keynote de Steve Jobs ne les avait pas le moins du monde alarmés.
Dans Les Echos, Mike Lazaridis, en 2009, disait qu'il ne craignait rien, que les entreprises préféraient «miser sur la sécurité plutôt que le sexy.»
L'obsession de la sécurité s'est répandue tel un poison, surtout après un énième coup d'épée dans l'eau: le groupe a tenté de se relancer en début d'année avec une nouvelle plateforme BlackBerry 10 lancée en 2013. La lumière au bout du tunnel? Le manque d’applications sur le Store, l’interface très austère et la navigation jugée «trop compliquée» par certains, ont joué en la défaveur de l’entreprise canadienne, qui ne pouvait plus compter que sur le sex-appeal de la marque et de son clavier mécanique pour séduire de nouveaux clients…
Barack Obama s'était même amusé en 2016 d'avoir été «le premier président à avoir un BlackBerry et puis les années passent et personne d’autre n’a de BlackBerry.» Un constat cinglant que le film retracera, pour comprendre et arpenter les coulisses d'une entreprise incapable de se renouveler.
En 2023, BlackBerry en tant que marque existe toujours, mais la société s’est recentrée sur les services d’entreprise et les systèmes de divertissement embarqués. La marque canadienne prend place dans le cimetière des téléphones mobiles, comme Nokia, Motorola ou encore LG.