Durant des millénaires, mais avec certitude depuis la révolution néolithique, la faim a constamment accompagné l'humanité. «De la famine, de la peste, de la guerre, libérez-nous, Seigneur», disait une fervente prière de la Suisse du début de l'ère moderne. Elle désigne parfaitement les fléaux de l'humanité qui ont toujours frappé sans pitié et décimé la population.
Comme le montre cette prière, la faim était considérée comme étant infligée par Dieu. Il s'agissait d'un fléau périodique mais inévitable, probablement une punition divine due aux péchés de l'être humain. Cela ne signifie pas que rien n'était fait pour l'éviter. Les dirigeants avaient en effet tout intérêt à éviter les crises de famine, ne serait-ce que pour se maintenir au pouvoir, car elles pouvaient rapidement conduire à des révoltes. Mais l'idée d'éradiquer la faim une fois pour toutes n'est apparue qu'à l'époque moderne.
Le premier regard «quasi scientifique» sur le problème de la faim a été porté par l'économiste anglais Thomas Robert Malthus (1766-1834). Cependant, Malthus ne voyait pas de solution au problème. Il considérait la faim comme une conséquence nécessaire de la croissance démographique. Selon lui, la production alimentaire augmente de manière linéaire, alors que la population augmente de manière exponentielle. Un piège démographique qui conduit inévitablement à des crises de famine, lesquelles déciment à nouveau la population.
Cette vision pessimiste était d'une efficacité redoutable; aujourd'hui encore, des craintes malthusiennes circulent. Les scénarios catastrophes néo-malthusiens ont connu un écho particulièrement populaire à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque l'optimisme en matière de progrès a commencé à s'essouffler dans les pays industrialisés. Un exemple frappant est celui du biologiste américain Paul Ehrlich et de son best-seller «The Population Bomb» («La Bombe P», 1968). Dans ce livre, il prédisait que des centaines de millions de personnes mourraient de faim dans les années 1970. Une prédiction qui ne s'est pas réalisée.
Bien avant Malthus, les premières tentatives visant à une agriculture plus efficace et plus productive sont apparues en Europe occidentale. Elles ont pratiquement permis de vaincre la faim, du moins en temps de paix. Ce succès s'explique par l'effondrement du système féodal médiéval aux XVIe et XVIIe siècles et par la commercialisation de l'agriculture qui en a résulté. La main-d'œuvre libre a de plus en plus remplacé le travail non libre des serfs. Les paysans, qui devaient désormais s'acquitter de leurs taxes croissantes sous forme d'argent, devaient produire des récoltes dont ils pouvaient vendre les excédents. De plus, la concurrence accrue est à l'origine de l'émergence de meilleures techniques pour augmenter la productivité du travail et de nouvelles méthodes de culture.
La Hollande a prospéré dès la fin du XVIe siècle. La province dominante des Pays-Bas unis avait même atteint un tel niveau de développement qu'une famine générale en Europe occidentale n'a pas affecté la population de cette province. L'agriculture de cette région était largement commercialisée et spécialisée. Elle reposait sur des cultures industrielles telles que celles du lin, du chanvre et du houblon. L'Angleterre a connu une évolution similaire un peu plus tard. La dernière famine en temps de paix a eu lieu en 1623-1624. La surface agricole a augmenté, notamment grâce à l'assèchement des marais. Vers la fin du XVIIe siècle, c'est l'agriculture anglaise qui était la plus efficace d'Europe. D'autres régions du continent ont continué à souffrir de famines; en Europe de l'Est, elles se sont ainsi poursuivies jusqu'au XXe siècle.
L'évolution des techniques agricoles et l'apparition de nouvelles cultures ont permis d'augmenter de manière considérable la productivité de l'agriculture. Elles ont commencé à la fin du XVIIIe siècle, lorsque l'on est passé de la culture traditionnelle triennale à la rotation des cultures. Au lieu de laisser les champs en jachère comme dans l'agriculture triennale, on a d'abord planté des cultures fourragères. Cela a permis de développer l'élevage. Depuis le début du XIXe siècle, l'alternance régulière des cultures de fruits à feuilles et à tiges s'est imposée. Elle est d'ailleurs toujours pratiquée aujourd'hui. Les rendements ont également augmenté grâce aux engrais supplémentaires produits par l'élevage.
L'introduction de nouvelles cultures a entraîné l'augmentation de la diversité des plantes alimentaires et fourragères. C'est notamment le cas de la pomme de terre, cultivée à une échelle de plus en plus vaste, qui est devenue un aliment populaire dans la plupart des pays européens. D'autres cultures telles que la betterave sucrière, le trèfle, le chou, le maïs, le colza ou le houblon ont également joué un rôle de plus en plus important. Ces nouveautés ont également inclus des innovations techniques, comme la charrue à versoir qui a remplacé la pioche et la binette. En parallèle, le bœuf a progressivement cédé sa place au cheval en tant qu'animal de travail dans les champs.
Les engrais sont nécessaires pour restituer au sol les nutriments et les sels minéraux qui lui sont retirés par le biais des cultures. Depuis des millénaires, les excréments humains et animaux sont utilisés à cet effet. Ce à quoi s'est ajoutée, depuis l'époque romaine environ, la fertilisation par des plantes collectrices d'azote, qui étaient ensuite enfouies dans le sol. Malgré ces mesures, les sols européens se sont épuisés à la fin du Moyen Âge et au début des temps modernes. Ce qui a causé la multiplication des mauvaises récoltes et des famines.
La fertilisation artificielle est venue à bout de ce problème en permettant à l'agriculture d'atteindre des niveaux de rendement inédits. Nous la devons principalement au chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), qui a compris que ce sont en fin de compte dans les substances inorganiques que les plantes puisent des nutriments. Cette découverte décisive a ouvert la voie à la production industrielle d'engrais telle qu'on la connaît aujourd'hui. L'utilisation à grande échelle des engrais artificiels ne s'est toutefois propagée qu'au début du XXe siècle, au moment où la synthèse de l'ammoniac est devenue possible selon un procédé industrialisable (l'ammoniac étant le principal précurseur de l'engrais azoté).
Les années 1960 ont été à l'origine de ce que nous appelons aujourd'hui la «Révolution verte». Cette révolution comprend l'introduction de nouvelles technologies dans l'agriculture des pays en développement (en particulier en Asie), le développement de variétés modernes à haut rendement pour le blé et le riz, ainsi que l'utilisation d'engrais et de produits phytosanitaires synthétiques.
La Révolution verte est la principale responsable du triplement de la production alimentaire mondiale au cours des dernières décennies. C'est aussi la Révolution verte qui a fait mentir les prédictions pessimistes de Paul Ehrlich sur la faim dans le monde. Sans les variétés à haut rendement, 200 millions de personnes supplémentaires souffriraient aujourd'hui de la faim sur la planète. La Révolution verte a également contribué à réduire la malnutrition et la mortalité infantile.
La Révolution verte a sans aucun doute permis d'augmenter de manière considérable les rendements agricoles, mais elle a également augmenté des problèmes, voire les a créés, notamment sur le plan écologique. Parmi ces problèmes écologiques, on peut citer la dégradation des sols, par exemple à cause de la salinisation, le remplacement des espèces végétales originales et donc la réduction de la biodiversité, ainsi que la pollution de l'environnement par les pesticides et les engrais minéraux.
En outre, les agriculteurs locaux, mais aussi les pays en développement dans leur ensemble, sont dépendants des multinationales. Sans oublier que l'inégalité entre les paysans riches et les paysans pauvres s'est considérablement accrue, du moins dans certaines régions, car de nombreux paysans pauvres n'ont pas les moyens d'acheter des pesticides et des engrais chimiques. En Inde notamment, de nombreux petits agriculteurs ont perdu leurs terres ou sont devenus des travailleurs forcés en raison de dettes envers de riches agriculteurs.
Les problèmes existants ont encore été accentués par la crise du Covid-19 et par la guerre en Ukraine. La chute de la croissance économique mondiale dû à la pandémie a entraîné une augmentation de la pauvreté et de la malnutrition dans le Sud, et la guerre agressive menée par la Russie contre l'Ukraine a considérablement aggravé la situation. Les conséquences du réchauffement climatique sont en outre de plus en plus visibles, notamment avec les sécheresses dans la Corne de l'Afrique ou encore à Madagascar plus récemment.
La production mondiale de nourriture reste néanmoins supérieure aux besoins de la population. Le problème des famines réside presque toujours dans le fait que la nourriture disponible ne bénéficie pas aux personnes qui en ont le plus besoin. Près de la moitié des personnes souffrant de la faim sont des petits agriculteurs qui, en tant qu'autosuffisants, n'ont pas les moyens d'acheter suffisamment de nourriture en cas de besoin. L'autre moitié de ces personnes est principalement composée d'ouvriers agricoles n'ayant pas de terre propre et d'habitants de bidonvilles urbains. Leur pauvreté les rend vulnérables à la faim.
Selon les chiffres de l'ONU, 1,3 milliard de tonnes de nourriture sont jetées chaque année. Cela correspond à environ quatre fois la quantité nécessaire pour nourrir toutes les personnes souffrant de la faim sur la planète. Ce qui indique clairement que la faim est avant tout un problème de répartition. Les 300 millions de tonnes jetées chaque année dans les pays industrialisés seraient ainsi suffisantes pour venir à bout de la faim dans le monde.