Oublions un instant sa candidature, son succès, ses meetings, ses hurlements autocratiques, son duel fossilisé avec Joe Biden, ses petites phrases et grosses bourdes, la fraude, les documents classifiés, l'assaut du Capitole, les pouces ou poings levés et même sa coupe de douille. Oui, Donald Trump maîtrise d'une main de tortionnaire la primaire républicaine, la campagne présidentielle, voire le Grand Old Party. Oui, son vivier d'adorateurs est indéboulonnable et les soutiens prestigieux s'accrochent à son costard trop large, à mesure des abandons.
Obéissants, soumis, quasi désespérés, Tim Scott, Vivek Ramaswamy, Elise Stefanik et, désormais, Ron DeSantis braillent leur allégeance au gourou MAGA. Alors que, mardi, il devrait remporter le New Hampshire haut la main, Trump est aujourd'hui un favori que plus rien ne semble pouvoir stopper.
Mais, pour un temps au moins, ignorons les analyses politiques, l'horizon 2024 et les plans sur la comète. Et affrontons-le à son propre jeu. Celui des surnoms dévastateurs.
Car avant d'être un ancien président ou un nouveau prétendant à la Maison-Blanche, Donald Trump est d'abord un homme qui a été accusé et condamné en justice. Dans cette phrase, pas l'ombre d'un soufflet moral. En 2023, le jury d’un tribunal civil de New York a considéré que le magnat de l'immobilier s'était rendu coupable «d'agressions sexuelles», après la plainte de l'écrivaine E. Jean Carroll.
Certes, le procès ne s'est pas déroulé au pénal et il n'y a que des dollars sur la table, mais Donald Trump gesticule quotidiennement pour tenter de rendre les propos de la victime «diffamatoires», «faux», et «malveillants». Ce n'est pas anodin. Si beaucoup n'attendent que les accusations fédérales (susceptibles de l'envoyer au mieux à la retraite, au pire en prison), Trump redoute comme la peste l'idée d'être réduit à un violeur. Un terme qui ferait tache dans la stratégie de celui qui inflige des sobriquets péjoratifs et insultants à ses adversaires.
Pour le républicain, il serait alors bien difficile de continuer à surnommer le président des Etats-Unis «Joe Biden le véreux», s'il recevait régulièrement en retour du «Donald Trump le violeur». Mais rendons au Daily Beast ce qui appartient au Daily Beast. Car c'est le média en ligne américain, sous la plume de l'avocat conservateur Mark Herrmann, qui s'est posé en premier l'étrange question suivante:
Une question qui ambitionne en premier lieu de faire oublier «Trump le favori». Prudent, voire précautionneux, l'auteur de cette bravade parue la semaine dernière a potassé, non sans y glisser pas mal d'ironie. Mark Herrmann a d'abord «vérifié la définition de violeur avant d'écrire cette chronique», se disant «aussi sensible que quiconque à un éventuel procès en diffamation». Pas folle la bête.
Après s'être convaincu, définition à l'appui, que l'on pouvait être un violeur sans avoir été condamné pour cela, il s'est ensuite reposé sur le verdict, en farfouillant dans le procès-verbal du procès. Plus précisément encore, c'est le «langage vernaculaire» de la justice new-yorkaise qui lui permet aujourd'hui de dormir tranquille.
Cette question, qui paraît à la fois anecdotique et saugrenue, révèle néanmoins une réalité qui pèse lourd dans le débat politique américain. Traiter un adversaire de «boulette de viande», de «président corrompu» ou de «juge dérangé» est une arme que seul Donald Trump brandit, depuis la campagne électorale de 2016. Sans doute parce que l'exercice n'est pas très valorisant et qu'il renvoie aux chamailleries de cour d'école, quand le grand balourd manquait d'arguments et de vocabulaire pour sauver la face.
Loin d'être ridicule, cette pratique est au contraire un véritable pouvoir, notamment sur les réseaux sociaux et nos esprits paresseux. L'efficacité d'un surnom fait appel «à notre désir enfantin de transformer un monde compliqué en un conte de fées digeste et amusant», écrivait par exemple Jon Allsop, dans la Columbia Journalism Review. Pour l'anecdote vintage, le réflexe de Trump repose beaucoup sur le schéma (et le succès monstre) des cartes à collectionner Les Crados, dont raffolaient les collégiens des années nonante.
Affectueux et péjoratif à la fois, le surnom est un art que, non seulement, tout le monde comprend du tac au tac, mais a déjà empoigné une fois dans sa vie. Pour rire ou pour se défendre, pour décompresser ou gagner une guerre, la manigance est d'une efficacité redoutable. Depuis qu'Arnaud Montebourg a collé l'étiquette «Flamby» sur le front de François Hollande, les Français ont eu toutes les peines du monde à envisager l'ancien président de la République comme un chef d'État dynamique. Madame Clinton se souviendra longtemps, elle aussi, des dégâts majeurs causés par la propagation du fameux «Crooked Hillary» en 2016.
Trump en a fait une marque de fabrique, dès la campagne de 2016, déroulant à chaque fois la même astuce syntaxique, qu'il évoque «Sleepy Joe» (Joe l'endormi), «Crazy Nancy» (Nancy la folle) ou «Birdbrain Nikki» (Nikki la cervelle d'oiseau). La pauvre Nikki Haley, désormais seule courageuse adversaire du grand balourd de la primaire républicaine, est la cible d'un tout nouveau surnom. Raciste, celui-là. En fin de semaine, sur son propre réseau social, le candidat a violemment déraciné son ennemie en lui collant les origines de ses parents sous le nez.
Son raisonnement est tordu, comme toujours: puisque papa et maman n'étaient pas citoyens américains lorsqu'elle est née à Bamberg, en Caroline du Sud, Nikki ne serait pas éligible à la présidence. Sa force de frappe fera le reste.
La victime a réagi dans la foulée, en plein meeting, en arguant qu'il doit être «bien peu sûr de lui pour faire de telles crises de nerfs». Hélas, le mal était fait: les pro-Trump ont pouffé de rire et repartagé la vanne raciste, alors que les plus paresseux et les plus indécis se demandent désormais si Nikki Haley est une citoyenne américaine.
Am I the only person that DIDN’T know Nikki Haley was “brown” until like last week?
— Nick Sortor (@nicksortor) January 22, 2024
She’s so full of crap. pic.twitter.com/LyKkkyTRvB
L'ancienne ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, dont la famille puise ses origines en Inde, est née Nimarata Nikki Randhawa, avant de faire sien du patronyme de son mari, Michael Haley, en 1996. Avez-vous remarqué? Sous un faux air de plaisanterie des préaux, l'assaut de Donald Trump a causé le besoin commun de préciser l'arbre généalogique de son adversaire. La mission est ainsi accomplie: «Nikki ne vient pas d'ici».
Donald Trump a été condamné pour agressions sexuelles, mais aussi pour fraude, dans le cadre du procès contre la Trump Organization. De «Trump le violeur», ses ennemis pourraient donc très bien zapper sur «Trump le fraudeur». Contrairement à ses propres munitions, largement diffamatoires, celles-ci ne sont basées que sur des faits. Bien sûr, on imagine mal Joe Biden affubler son adversaire d'un tel surnom, bien qu'il l'ait déjà méchamment épinglé par le passé. Ce n'est pas dans sa culture, mais la vanne reviendrait à se tirer une balle dans le pied, alors que le président tente de toutes ses forces de maintenir un semblant de crédibilité.
Surtout, il s'agit d'être endurant. Car en moins de dix ans, Donald Trump a rigoureusement réservé des surnoms à tous ceux qui se sont mis en travers de son chemin. Un art dans lequel, il faut bien l'avouer, le candidat excelle. Les internautes et les médias en redemandent, comme s'ils attendaient patiemment la prochaine vanne d'un humoriste. Preuve en est, la création d'une page Wikipédia qui recense l'intégralité des créations du gourou MAGA.
Le hic, c'est que sur le champ politique traditionnel, Donald Trump est combattu avec la même énergie du désespoir qu'un scientifique défie un amateur de théories du complot: avec des faits, des analyses, des décryptages, des bouquins. Indispensable, mais dérisoire, face à la foudroyante simplicité des «Ron boulette de viande» ou «Barack Hussein Obama» insufflés en boucle.
Demeurent les partisans. Qu'elle soit fomentée par des démocrates ou des républicains anti-Trump, il suffirait d'une campagne de propagation à large échelle de «Trump le violeur», pour faire entrer le candidat dans une colère noire. Car si Donald Trump, le parfait martyr, se nourrit goulûment des accusations d'insurrection, il apparaît systématiquement déstabilisé dès que son ego d'homme fort est esquinté de l'extérieur.
Le verdict à venir du procès au civil contre E. Jean Carroll pourrait bien être une arme pour terrasser Donald Trump. Qu'en pense notre avocat américain? «Allez, lâchons-nous jusqu'au 5 novembre 2024. Le lendemain des élections, nous n'aurons plus à l'appeler "Donald Rapist Trump"».
En attendant, l'homme est toujours le mieux placé pour s'emparer du ticker républicain et rejoindre à grandes foulées le Bureau ovale. Prochaine étape, mardi, avec la primaire du New Hampshire, face à... Nikki «Nimrada» Haley.