Mardi soir, la planète (du moins celui qui tourne sur les réseaux sociaux) semblait devoir se préparer à l'Armageddon nucléaire. L'espace de quelques heures, une Troisième Guerre mondiale s'était matérialisée dans les deux missiles non-identifiés qui ont tué deux civiles, non loin de la frontière ukrainienne.
La bonne nouvelle c'est que si la Russie a attaqué la Pologne et que ça déclenche une troisième guerre mondiale qui nous tue tous on n'aura plus jamais à entendre parler de Cyril Hanouna.
— Ceci est mon tweet (@ceciestmontweet) November 15, 2022
De quels missiles parle-t-on? Qui les a fabriqués? Qui les a lancés? Et pourquoi? Alors qu'aucune piste sérieuse ne s'était encore frayé un chemin, plusieurs réactions de représentants gouvernementaux ont fait très vite irruption dans le brouhaha anxiogène. Et notamment sur Twitter.
A 19h41, pour la Lettonie, il n'y avait manifestement pas matière à tortiller du derrière: l'événement est un crime et il est l'œuvre de Vladimir Poutine. L'Estonie, elle, s'est dite «prête à défendre chaque pouce du territoire de l’Otan». Avant 20 heures, mardi, la plupart des ministres d'Europe orientale avaient déjà tweeté leur fronde accusatrice.
Contrairement à la Lettonie d'Artis Pabriks, certains élus n'ont pas assumé très longtemps leur réaction à chaud. Ce fut notamment le cas de la députée allemande Marie-Agnes Strack-Zimmermann, présidente de la commission de la défense du Bundestag, qui s'est empressée de faire disparaître cette colère ciblée: «Non seulement les missiles russes ont apparemment touché la Pologne, et donc le territoire de l’Otan, mais ils ont également fait des morts. Certains, ici, veulent manifestement et absurdement négocier avec cette Russie-là.»
I’m very concerned about the latest developments in #Poland and #Ukraine. I call for the utmost restraint so that the investigation can determine the causes and responsibilities. My thoughts are with the families of the victims and with all those affected by the attacks.
— Ignazio Cassis (@ignaziocassis) November 15, 2022
Sans surprise, c'est Volodymyr Zelensky qui s'est montré le plus prompt à accuser le plus grand ennemi de l'Ukraine. Et sans la moindre trace de conditionnel: «Des missiles russes ont frappé la Pologne. C'est une escalade importante. Combien de fois l'Ukraine a-t-elle dit que l'Etat terroriste ne se limitera pas à notre pays?»
Autant de réactions à chaud qui, dès mercredi matin et les premiers éléments de l'enquête, semblaient avoir passablement mal vieilli. Doit-on pour autant parler de bourdes géopolitiques? «Pas du tout, nous dit l'expert romand Julien Grand. Se positionner rapidement sur de tels incidents permet aux différents Etats de brandir leur souveraineté, de signifier qu'ils ont suffisamment de clés en main pour affirmer des choses et pour dire au Kremlin: «On vous observe, on est prêt.»
Le rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse prend d'ailleurs pour exemple le casus belli de la Première Guerre mondiale: le meurtre de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse par un certain Gavrilo Princip, le 28 juin 1914.
La retenue, elle, s'est faufilée par l'Ouest. Emmanuel Macron a patienté jusqu'à minuit pour exprimer publiquement sa «solidarité» et annoncer que «la Pologne pouvait compter sur le soutien de la France». De l'autre côté de l'Atlantique, alors que le Pentagone n'avait encore aucun indices probants à nous mettre sous la dent, le président Joe Biden a très vite dégonflé l'affaire.
Je me suis entretenu avec le Premier ministre Mateusz Morawiecki pour lui dire notre solidarité. La Pologne peut compter sur le soutien de la France et notre disponibilité pour appuyer les enquêtes en cours.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) November 15, 2022
Mercredi, le président polonais a jugé lui-même «hautement probable» que le missile qui a surpris sur le village de Przewodów ait été tiré depuis l'Ukraine. Un sentiment partagé par le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.
Pas vraiment. Si les événements de mardi soir semblent n'être qu'un incident, le déploiement de l'Otan et les nombreuses déclarations diplomatiques en disent beaucoup sur la tonalité des différentes récupérations politiques et l'état d'esprit général après bientôt neuf mois de guerre.
Pour Bertrand Badie, politologue et grand observateur de la scène internationale, il y a deux composantes pouvant expliquer l'empressement de certains pays de l'Est à condamner le Kremlin. «La première est affective et émotionnelle. Surtout pour la Pologne et la Lituanie. L'incident de mardi soir a crée une peur, une angoisse compréhensible, d'invasion.» Et la seconde? «Elle est stratégique. L'idée étant de se saisir de la moindre occasion, de la moindre aubaine, pour réveiller et réengager l’Otan, qui est d'ailleurs restée plutôt discrète depuis le début de la guerre. Il y a une exaspération très forte de ces pays à l’encontre de l’Allemagne et, surtout, de la France.»
Une analyse que partage allègrement Julien Grand: «La Pologne est marquée à vie par l'Histoire, ayant été par cinq fois rayée de la carte. Pour les pays baltes, la guerre en Ukraine représente une opportunité unique de mettre la Russie définitivement à genoux.»
L'affaire des missiles tombés sur le territoire polonais a fait office d'examen blanc. Celui d'une éventuelle, mais réelle agression de l'Otan par Vladimir Poutine. Et nos deux experts s'accordent à dire que la communauté internationale a globalement bien réagi.
Quoiqu'il en soit, l'escalade n'a (cette fois-ci) pas eu lieu. D'ailleurs, quel pays, aujourd'hui, aurait intérêt à voir le conflit s'envenimer au point de s'étendre hors des frontières ukrainiennes? «Le pays de Volodymyr Zelensky est le seul à potentiellement espérer une escalade, ne serait-ce que pour que l'Otan s'engage plus sérieusement à ses côtés. Vladimir Poutine, lui, a tout intérêt à ce que le conflit ne s'étende pas», explique Julien Grand, qui en profite pour rappeler que Poutine avait été passablement surpris du soutien massif de la communauté internationale à l'Ukraine.
Pour Bertrand Badie, «c’est assez simple: la décision d'une escalade n’appartient qu’aux Etats-Unis».
Mercredi après-midi, l'Ukraine a demandé «un accès immédiat au site de la frappe pour les représentants de la Défense et des garde-frontières», selon le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense ukrainien, Oleksiï Danilov. Si ce dernier affirme être en mesure «de remettre la preuve de la trace russe» que l'Ukraine dit posséder, le Kremlin nie toujours «formellement» être responsable du tir.
Zelensky, lui, campe sur ses positions: c’est Poutine, un point c’est tout. Et Julien Grand de conclure: «Je pense que si la Russie avait voulu délibérément agresser la Pologne, elle ne l'aurait pas fait avec un seul missile et dans une zone aussi peu stratégique.»