«That escalated quickly,» comme on dit sur les Internets. Un peu à la manière d'un Booba-Kaaris en costard, Biden et Trump ont sorti les crocs quelques secondes, alors qu'on ne les attendait pas vraiment. Du moins, pas maintenant et pas comme ça. En moins de deux heures, ils ont réussi là où Zuckerberg et Musk ont échoué: mercredi, les deux candidats à la présidentielle américaine se sont mis d'accord sur une date et un octogone. Enfin, deux. Le 27 juin sur CNN et le 10 septembre sur la chaîne ABC, les Etats-Unis auront droit à leur duel tant redouté ou attendu, c'est selon.
Mais comment en sommes-nous arrivés là? De prime abord, c'est assez simple: tout est de la faute du locataire de la Maison-Blanche. Mercredi après-midi, le candidat démocrate a sorti l'artillerie lourde, sans coup de semonce. Et d'abord en vidéo. Sur son compte X, Biden a défié son ennemi comme un boxeur, bave aux lèvres, sourire en coin: «Donald Trump a perdu deux duels contre moi en 2020. Depuis, il ne s'est plus présenté à aucun débat. Et, là, il agit comme s'il voulait à nouveau débattre».
Mais alors qu'on attendait une conclusion digne d'un patron de grande puissance mondiale, Joe Biden a enfilé un masque qu'il connaît bien, celui de l'effronté et du papy volontiers espiègle:
Les plus attentifs auront compris qu'en trois petites punchlines, le démocrate a non seulement titillé l'ego de Trump, mais raillé son agenda judiciaire. Car le procès pénal qui se tient en ce moment à Manhattan fait une pause chaque semaine... le mercredi.
Piqué au vif, le républicain va répliquer sans tourner autour du pot. Quelques minutes après la bravade, Trump accepte le duel, non sans infliger une rasade de moqueries à son ennemi: «Je suis prêt à y aller. Joe le tordu est le pire débatteur de l'histoire. Les dates qu'ils ont proposées sont bonnes. Je le répète: n'importe où, n'importe quand. Voyons si Joe sera capable de monter sur l'estrade!». Le milliardaire va même accepter plus que cela, puisque le président a posé trois conditions sur la table:
Donald Trump lost two debates to me in 2020. Since then, he hasn’t shown up for a debate.
— Joe Biden (@JoeBiden) May 15, 2024
Now he’s acting like he wants to debate me again.
Well, make my day, pal. pic.twitter.com/AkPmvs2q4u
Dans la foulée de cette étrange passe d'armes, les chaînes de télé ont évidemment joué des coudes pour monter l'octogone devant leurs caméras. Et la bousculade, elle non plus, ne durera pas très longtemps. A 16h14, puis à 17h51, Joe Biden annoncera sur X qu'il accepte l'invitation (et les dates) de CNN, puis d'ABC. Et Trump, sans sourciller, a dit OK.
Il est des apéros qui s'organisent moins vite que cela.
C'est un fait, depuis plusieurs semaines, Joe Biden est bien décidé à tourner son adversaire en dérision. Que ce soit en meeting, sur les réseaux sociaux ou encore, il y a quinze jours, au célèbre dîner des correspondants de la Maison-Blanche, traitant Donald Trump «d'enfant de six ans qui se présente face à un adulte».
En revanche, les démocrates s'étaient toujours gardés de moquer ses affres judiciaires, comme pour dire «on ne tombera pas aussi bas». De son côté, Donald Trump provoque constamment le président dans sa soi-disant volonté d'«éviter le moindre débat», car «trop vieux», «trop sénile» et «incapable d'aligner deux mots». Biden aurait-il simplement craqué? Trop pressé d'en découdre, au risque de tomber dans le piège tendu de l'adversaire? C'est sans doute la moins probable des explications.
Rappelez-vous, en 2020, lors du premier face à face. Nous sommes alors en plein Covid. Dans le public, les cordes vocales des trumpistes se pensent à la finale du Super Bowl. Sur le plateau, le milliardaire sue à grosses gouttes, éructe quantité de fake news sans reprendre son souffle et Joe Biden, qui ne peut pas en placer une, va finir par exploser:
Dans la foulée de cette joute inaudible, Trump va littéralement s'effondrer dans les sondages et provoquer la colère de son adversaire, en annonçant, comme pour justifier son attitude durant le débat, qu'il a été testé positif au Covid.
Avec cette proposition de débats, le président est peut-être simplement certain d’infliger une défaite sanglante à son adversaire.
Peut-être que cet empressement à défier le candidat républicain vient aussi d'une crainte plus profonde, celle de rester trop longtemps à la traîne dans les fameux swing states. Et le dernier sondage commandé par le NY Times, pas plus tard que mardi, est implacable: Pennsylvanie, Arizona, Michigan, Géorgie et Nevada roulent pour Trump. Il n'y a guère que le Wisconsin qui laisse apparaître une timide majorité de bleu, dans un océan de rouge.
Qui fait la gueule? Le vote jeune, latino et noir. Selon le Times, «trois groupes qui souhaitent des changements fondamentaux dans la société américaine. Et pas seulement un retour à la normale».
Dans The Hill, un stratège démocrate n'y va d'ailleurs pas de main morte:
En provoquant frontalement Trump, Biden voit-il en ce premier face à face du 27 juin l'unique espoir de rassurer les électeurs en rogne? Et de rattraper son retard dans les Etats cruciaux? Peut-être. En tout cas, jamais dans l'histoire moderne un débat présidentiel n'avait eu lieu aussi tôt dans le processus.
Défier Donald Trump en duel n'est pas anodin en 2024. Depuis sa première mise en accusation l'année dernière, le milliardaire est au cœur d'une question juridique, morale, historique et quasi mathématique: peut-on se présenter à la fonction suprême lorsqu'on est accusé d'avoir voulu renverser tout un pan de la démocratie? Il faut le dire, Trump n'est pas un papable comme les autres.
C'est un multiaccusé qui fait tout pour ne pas être condamné pénalement avant le 5 novembre prochain et ses procès sont au cœur de son programme politique, cherchant à toucher le cœur des déçus de Biden en se présentant en martyr. En proposant officiellement un débat à son adversaire aux prises avec la justice, Joe Biden prend le risque, immense, de faire de son adversaire un candidat ordinaire. Un être présidentiable. De lisser les accusations qui pèsent contre lui. Et la publicité de CNN pour le premier débat du mois de juin tend à confirmer ce risque:
En 2023, The Atlantic pointait déjà cette éventualité, dans un commentaire alarmiste: «Les chaînes de télévision qualifient les débats présidentiels de "concours d'idées". Mais l’un des deux hommes a transformé les dernières élections en une compétition de violence. Trump a tenté de s’emparer de la présidence par la force en 2021». Et puis, comment peut-on organiser une émission politique en hissant les procès contre Trump au même niveau que l'économie ou l'immigration?
Une chose est sûre, Trump comme Biden, en acceptant de croiser le fer devant des millions d'Américains, font le pari qu'ils gagneront en affichant les faiblesses de l'autre. Le president n’a pas pété un câble. Tout semble même très réfléchi. Et ne nous mentons pas, la perspective d'un tel duel est alléchante. Au sens spectaculaire du terme. Mais son issue trimballe des dangers inédits.