«L'histoire retiendra que Zelensky se promenait à travers le monde quand Bakhmout est tombée.» Voici ce qu'on a pu lire ce week-end. Certes, la gifle se trouve sur le profil d'un internaute comploteur qui ne porte pas le héros ukrainien dans son cœur. Mais malgré cette mauvaise foi jubilatoire, il faut avouer que tout n'est pas complètement faux. Ces derniers jours, l'homme en kaki a multiplié les déplacements. De Rome à Paris et en terminant par un saut de puce en Arabie Saoudite, bien déterminé à plaider sa cause devant des keffiehs rouge et blanc qui ont tendance à «fermer les yeux».
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Car sur la feuille de route de ce marathon, on ne trouvait pas seulement les alliés à garder sous le coude, mais aussi des coins du monde un poil plus compliqués à convaincre que les gesticulations militaires de Poutine sont bel et bien une agression. Une prouesse diplomatique qui a, du même coup, éclipsé Bachar Al-Assad et drainé son lot de crispations, mais qui peine à récolter les fruits espérés.
Le temps passe vite. Hier encore, face à Vladimir Poutine, le chef de guerre le plus populaire du monde incarnait la résistance de tout un pays sur un écran géant, symbole d'un président qui n'abandonne pas son peuple. Et qui, du même coup, évitait de se prendre une balle dans la nuque au pied d'un avion. Une stratégie de communication remarquée et efficace, qui lui permettait de maintenir éveillée l'empathie occidentale, sans étioler sa sécurité personnelle.
Pour que Zelensky devienne le héros sur un écran, il y a d'abord eu les discours dans les hémicycles prestigieux, du Congrès américain à l'ONU. Puis ce fut le tour des apparitions plus critiquées, mais toujours aussi chics, du Festival de Cannes à un amphi parisien de Sciences Po. On se souvient aussi des allers-retours à Kiev de vaillants présidents et ministres européens, risquant leur peau pour soigner leur image et confirmer physiquement leur soutien à l'Ukraine.
Aujourd'hui, nouvelle révolution dans le quotidien diplomatique de Zelensky: c'est lui qui grimpe dans des avions. Au point que la propagande russe utilise désormais sa bougeotte pour sous-entendre «une fuite», et que des humoristes le transforment en star d'un cirque en tournée.
Le temps passe vite, qu'on disait: il y a pile un an, Zelensky faisait sensation, à distance, au sommet du G7 dégoupillé en Allemagne. Cette année, mise en scène chamboulée, le voilà parachuté en chair, en os et un peu par surprise, dans cette fournaise géopolitique qui s'est tenue à Hiroshima. Est-ce à dire que la vie du président est moins en danger? Pas vraiment. C'est plutôt l'endurance du soutien international à l'Ukraine qu'il se doit de marquer à la culotte.
Pour l'heure, rien de grave au niveau shopping. Dans les bagages du président, un nouveau paquet de sanctions contre la Russie, de nouvelles livraisons de matériel et des mots forts. En sous-voie, la question est pourtant toujours la même: oui au soutien logistique à l'Ukraine, mais jusqu'à quand?
C'est con à dire, mais le boulot d'un chef de guerre d'un pays qui ne doit pas tomber dans l'oubli n'est parfois pas bien différent d'un artiste acclamé de par le monde: ne pas lasser, se renouveler. Maintenir la tension et l'attention, quitte à tutoyer le faux pas. Certes, Mick Jagger risque sans doute moins la balle dans la nuque que le pire ennemi de Poutine, mais John Lennon n'est plus là pour plaider l'exception à la règle. En mai 2022, tout en saluant son efficacité effective, nous tentions déjà d'éprouver la solidité de l'art ukrainien de la communication sur grand écran.
Avec une question piège:
Un an plus tard, coup de fil à notre spécialiste français en communication politique, histoire de prendre le pouls. Et Alexandre Eyries ne voit pas en cette matérialisation du président le signe d'un essoufflement futur: «Incarner le visage de la résistance n'allait pas suffire éternellement. L'année dernière, Volodymyr Zelensky avait besoin de prouver qu’il n’était pas en fuite, qu’il n'avait pas cessé le combat auprès de son armée. Le verbe devient chair et le président n'est plus virtuel.»
Exit la petite spécificité virtuelle qui huilait le talent oratoire du président ukrainien. En sortant de son écran et de son bunker, Zelensky est-il finalement devenu un chef d'Etat? «Oui, il prouve aujourd'hui qu'il est un véritable chef d'Etat, de la même trempe que Biden ou Macron. En allant discuter de vive voix avec les plus grands, il enterre définitivement le manque de crédibilité qui était la sienne au moment de son élection. Lui, l'humoriste de télévision catapulté au sommet d'un pays, puis le chef de guerre jugé inexpérimenté», analyse Alexandre Eyries.
D'accord, mais un chef d'Etat qui voyage, c'est aussi un chef d'Etat qui devient ordinaire. Au point de rendre le conflit tout aussi ordinaire dans les yeux internationaux? «C'est certain que les voyages de Zelensky ces derniers jours sont des déplacements diplomatiques comme les autres. À court terme du moins, je n'y vois pas le risque de banalisations de la guerre.»
Joe Biden qui donne son feu vert «historique» à la livraison d'avions de combat à l’Ukraine, Emmanuel Macron qui prête l'un des siens, moins guerrier, mais tout aussi symbolique, pour que Zelensky puisse se rendre physiquement au Japon et au sommet de la Ligue arabe, c'est peu dire que la communauté internationale n'a pas encore fini de soutenir l'agressé.
Mais depuis que Volodymyr Zelensky est sorti de son bunker, en décembre dernier, direction la Maison-Blanche, il doit composer avec une nouvelle manière de faire son métier. Passer d'un écran et d'un discours calibrés, aux aléas du direct, avec ses questions qui fusent et ses micros qui trainent, c'est une autre paire de manches. Preuve en est, la guerre de communication entre la Russie et l'Ukraine autour de la prise de Bakhmout. On rappelle que, dans la nuit du 20 au 21 mai, la Défense russe a affirmé que les forces russes, avec le coup de pouce de Wagner, avaient assiégé la ville fantôme stratégique. Alors en pleine discussion avec Joe Biden, Zelensky a dû jongler avec une double question:
- Un journaliste: «Président Zelensky, Bakhmout est-elle encore aux mains de l'Ukraine? Les Russes disent avoir pris Bakhmout.»
- Zelensky: «Je ne pense pas.»
Le patron de l'Ukraine répondait-il à la première ou à la deuxième question? Histoire de rajouter un peu de grain à ce cafouillage, Zelensky a eu le malheur de rajouter que, «aujourd'hui, Bakhmout n'est que dans nos cœurs». Suffisant pour que la presse internationale s'affole. Dimanche, il a fallu que son porte-parole, Serguiï Nykyforov, dégaine son compte Facebook pour (tenter de) dissiper les doutes et affirmer que «le président a démenti la capture de Bakhmout».
Dimanche toujours, depuis le Japon, Volodymyr Zelensky a comparé les dégâts des combats à Bakhmout à ceux du désastre atomique d’Hiroshima en 1945. Un parallèle qui ne s'est pas fait sans crispations, par exemple dans l'estomac de l'historien Andreï Kozovoï, sur TF1: «En tant qu'historien, ça me choque. Il nous a habitués à mieux. Il fait la propagande du Kremlin en faisant un parallèle avec la Seconde Guerre mondiale».
Certains dirigeants sont moins efficaces que d'autres lorsqu'il s'agit de réagir du tac-o-tac. Emmanuel Macron, pour ne citer que lui, a déjà laissé sa langue fourcher plus d'une fois quand des micros se baladaient dans les parages. «Le direct, la spontanéité, c'est une mise à nu. C'est vrai que Macron est bien meilleur lorsqu'il a préparé une interview ou un discours. Mais Zelensky, une fois la phase d'apprentissage passée, ne devrait pas rencontrer plus de problèmes que d'autres».
Malgré tout, ces derniers déplacements diplomatiques sont une démonstration de force réussie pour l'homme en kaki. Mais a-t-il désormais épuisé toutes ses cartes inédites en termes de communication?
Et si la véritable prochaine étape, symbolique, était de le voir débarquer en costard? Celui dans lequel il semblait précisément flotter, au moment de son élection en 2019? «Oui, effectivement. L'habit de lumière, quand elle reviendra éclairer l'Ukraine», conclut, philosophe, Alexandre Eyries.