Peut-on rire de tout? Et plus précisément du voyage en Europe d'un président qui représente un pays agressé par la Russie? Même si l'auteur et humoriste romand Benjamin Décosterd nous dit, au bout du fil, ne pas y voir de souci majeur, nous n'allons pas passer des heures à (ne pas parvenir à) répondre à cette question.
D'autant qu'ici, pas de racisme, d'homophobie ou tout autre propos pouvant rompre sous le poids de la loi. C'est plutôt la diplomatie française qui prend un coup de crampons inattendu dans les tibias. On vous explique?
Lundi matin, sur les ondes de la radio française RTL, l'humoriste Laurent Gerra a décidé de dédier sa chronique à Volodymyr Zelensky. Ou plutôt à sa récente tournée européenne qui l'a fait atterrir à Helsinki, Rome, Berlin ou Paris. Dans les faits, un voyage politique plutôt rentable, puisque le président ukrainien a pu revenir à Kiev avec du matériel militaire, mais aussi quelques promesses d'action et de soutien encourageantes.
Pas de quoi impressionner Laurent Gerra, qui semble s'amuser des vœux et besoins de Zelensky. Dans les studios parisiens, lundi matin, ça s'est bouché les oreilles et les yeux, les premiers rires ont été difficilement réfrénés, bien avant que l'humoriste ne décapsule sa chronique. Comme si Yves Calvi et sa bande entendaient déjà les bourrasques souffler dans les casques.
Chargée d'introduire l'objet du scandale, Mademoiselle Jade, complice matinale du célèbre imitateur, lance alors «une page de pub, offerte pour aider l'Ukraine». En précisant que le «président Zelensky et en tournée avec son chapiteau».
Sur un air musical clownesque, l'humoriste empoigne une voix de promo radiophonique vintage pour présenter les artistes et attractions de ce cirque. Dans l'ordre, on y trouve «La femme qui barbe», qui n'est autre qu'Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Mais aussi les «clowns engagés BHL et Arielle (Dombasle), qui reçoivent des tartes à la crème larguées par drones».
Gerra continue sur sa lancée: «Ne ratez surtout pas Joe Bidet (sic), l'équilibriste américain sur son déambulateur magique». Et puis, enfin, les «Macronze, qui jonglent avec des casseroles».
«Le cirque Zelensky, hier à l'Elysée, demain dans votre commune.» Au bout d'une grosse minute, surprise, il y a même le chanteur belge le plus populaire du moment qui prend une balle perdue, lui qui s'est vu contraint d'annuler toute sa tournée pour des raisons de santé: «Et bientôt, ne ratez pas Zelensky qui reprend la tournée abandonnée de Stromae». Autour de l'humoriste, ça pouffe tout en se sentant manifestement (un peu) coupable. Yves Calvi étouffe ses éclats dans la paume, avant d'essuyer des larmes de rire.
Depuis, les réseaux sociaux n'en finissent pas de s'offusquer. En substance: comment peut-on rire d'un peuple qui meurt sous les bombes? Même si c'est sans doute l'un des exercices favoris des utilisateurs de Twitter, la polémique, ici, est peut-être plus endurante que d'autres: une chronique «minable» et «scandaleuse» d'un côté, des «cris d'orfraie de la doxa bien-pensante vexée» de l'autre. De gauche ou de droite, faites vos jeux.
Parmi les étranglements virtuels, une voix se fraie un chemin plus inédit. Froissé, l'ambassadeur d'Ukraine en France, s'est fendu d'un message qui, si nous ne parlions pas d'un humoriste, aurait de quoi fait éclore une petite crise diplomatique. Vadym Omelchenko évoque le «cynisme» et le «manque de tact non représentatif du peuple ami». En l'occurrence, la France. Mais il va plus loin:
L'officiel ukrainien exige des excuses envers Zelensky et le peuple ukrainien, mais à qui les demande-t-il exactement? A Laurent Gerra? La radio RTL? Emmanuel Macron? La France? Mystère.
Rompue à l'exercice de la communication depuis le mois de mars 2022, l'Ukraine n'a jamais vraiment hésité à désapprouver publiquement des actes, des choix ou des déclarations occidentales dans le cadre de la guerre menée depuis plus d'un an par le Kremlin. Le président lui-même, d'ailleurs. Par exemple lorsqu'il a vertement critiqué le maintien du dialogue entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine.
En août 2022, c'est un rapport explosif d'Amnesty international qui a scandalisé le pouvoir ukrainien. A l'époque, l'ONG pointait le fait que l'armée ukrainienne «mettait systématiquement en danger la population», sur le terrain. Ulcéré, Mykhaïlo Podoliak, proche conseiller de Zelensky, s'était empressé d'accuser Amnesty de «participer à une campagne de désinformation».
Ici, toute autre ambiance, puisque l'on parle d'un bête sketch d'une minute, dans le cadre d'une matinale connue pour être plus volontiers de droite. Une chronique qui, en l'occurrence, ne se moque pas des Ukrainiens qui meurent sous les bombes, mais des tournées occidentales, aujourd'hui célèbres, d'un président qui a toujours besoin de soutiens.
«Bah, la chronique est un peu beauf, mais la vanne sur Stromae m'a fait marrer», réagit d'emblée Benjamin Décosterd au bout du fil. L'auteur et humoriste romand redevient sérieux une seconde: «Les mots de Laurent Gerra sont politiques et c'est un avis qui est malgré tout partagé par une partie de la population occidentale, et peut-être justement par des auditeurs de la radio RTL.»
Pour lui, la réaction de l'ambassadeur d'Ukraine en France n'est pas étonnante, «car on peut comprendre que les Ukrainiens n'aient pas envie de rire de la guerre». Et puis, cela fait partie d'une stratégie de communication d'un pays qui se doit de «réagir en public à tout, ou presque. C'est comme ça que Volodymyr Zelensky a réussi à fédérer autant de soutiens et à ne pas faire tomber le conflit dans l'oubli».
Benjamin Décosterd pourrait-il balancer des vannes sur Zelensky? «Je l'ai déjà fait, en disant qu'à force de le voir tout le temps en visioconférence, j'avais peur que Zelensky débarque dans un de mes Zooms de boulot pour demander mon fusil de l'armée. Encore une fois, les critiques de Laurent Gerra sont politiques, je n'y vois aucun problème. La question, maintenant que ses mots font polémiques, est peut-être de se demander si Laurent Gerra lui-même est toujours à l'aise avec ses vannes.»
Pour l'heure, il semble que ce soit toujours le cas: l'humoriste et imitateur français n'a pas supprimé sa chronique sur Twitter, la vidéo est toujours disponible sur le site de RTL et... Macron n'a pas réagi. (On s'en doutait un peu.)