L'Ukraine bénéfice d'un élan de collaboration internationale considérable. L'envoi de matériel de guerre ne fait pas exception. Lance-missile Stinger, missiles Javelin, camions Caesar: le conflit qui l'oppose à la Russie, pays agresseur, signe le retour des armes dernier cri reçues de l'Occident. Mais que deviendront-elles une fois la guerre terminée?
Il n'est jamais trop tôt pour envisager la suite, quand bien même on ne sait pas encore comment se terminera la guerre en Ukraine. Les précédents historiques d'une utilisation malveillante d'armes post-conflits, comme le programme américain d'armement des moudjahidines afghans, ne manquent pas: l'Angola, la Libye ou encore le Yémen ont été, à titre d'exemples, le théâtre de nouveaux conflits.
«Pendant que le conflit se déroule, les risques sont moindres», explique Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse. Mais il n'en demeure pas moins que ces risques existent: «La tentation pour l’une ou l‘autre personne de faire passer ses intérêts personnels avant les autres est réelle.» Et c'est une fois la guerre terminée que cette tentation passe de quelques situations particulières à un nombre significatif de cas:
Les considérations politiques s’effacent alors devant la nécessité financière: «Si ces personnes détiennent des armements performants, ils savent qu’il y aura de toute manière quelqu’un dans le monde qui sera intéressé à les acheter.»
Selon l'évolution de la guerre, il est possible qu'armes et munitions soient récupérées par des Russes. «Soit ils les détruiront, soit ils les utiliseront pour eux-mêmes», analyse l'expert en stratégie à l'Académie militaire de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Mais pourquoi les détruiraient-ils? «De nombreux systèmes d'armes occidentaux ne sont pas interopérables avec les systèmes russes; les soldats ne pourraient pas s'en servir immédiatement.»
Dans quelles autres mains les armes pourraient-elles tomber? «Comme dans tout conflit, il y a des deux côtés des éléments ultranationalistes, plus enclins à perpétuer une certaine tension», établit Julien Grand. «Si l’on parvient à un accord de paix ou à un cessez-le-feu, il faudra avoir ces groupes-là à l’œil.»
Mais si l'on pense à la sécurité du monde occidental, ce risque interne à l'Ukraine n'est pas le seul: «Il ne faudra pas que ces armements puissent renforcer des groupes terroristes tels que l’EI ou d’autres groupes qui pourraient gagner certaines capacités organisationnelles non négligeables pour mener des actions malveillantes.» Un constat partagé par Marcel Berni:
«Pour ce qui est des chars d’assaut, il y a peu de risque, car cela nécessite de grandes infrastructures», détaille Julien Grand. «En revanche, il y a un danger évident à ce que les armes antiaériennes et antichars les plus modernes, que sont les Stinger et Javelin, soient réutilisées par des groupes paraétatiques.»
Selon le spécialiste, la possibilité d’armement de conflits à venir peut être un argument tout à fait valable pour les personnes opposées à la vente d’armes. Ce débat démocratique est d’ailleurs nécessaire à ses yeux. Mais il nuance l'idée d'une vente maîtrisée: «Dans les faits, vous pouvez passer tous les contrats que vous voulez, vous ne pourrez jamais avoir de maîtrise totale sur leur utilisation finale.»
Lui-même défend une poursuite du commerce d'armes depuis la Suisse, pour les intérêts de l'armée: «Une entreprise d’armement aura de la peine à survivre avec un marché seulement suisse. Sans fusionner avec General Electrics, la survie de Movag, qui construit des chars de grenadier à roues (les fameux Piranha), n’est pas garantie. L’armée a donc un intérêt à garder des entreprises d’armement sur son territoire, sans quoi elle n’aurait pas la capacité de construire, maintenir et réparer son matériel.»
Il y a donc un prix à payer dans le commerce d'armes: l'export d'une certaine quantité d’armements, sans la maîtrise de leur utilisation. C'est, d'après Marcel Berni, le point de vue des «réalistes», qui s'oppose à celui des «pacifistes». «Les seconds estiment que l'armement et le réarmement mènent automatiquement à la guerre et à la destruction.» C'est l'éternelle question de la guerre qui fait les armes ou des armes qui font la guerre. Comme la poule et l'œuf.
Si la Suisse s'inscrit clairement dans le camp «réaliste», cela ne l'empêche pas depuis 1953 de promouvoir la paix sur le plan humanitaire. Selon l'expert, on pourrait imaginer qu'à la fin de la guerre, l'Ukraine soit soutenue par la Suisse dans le cadre de la promotion humanitaire de la paix, via des opérations de déminage. Quant aux armes individuelles qui pourraient atterrir chez des individus bellicistes, le travail sur place s'annonce compliqué pour tous les acteurs.