Sergei Karaganov est directeur du département d'économie mondiale et d'affaires internationales à l'Ecole supérieure d'économie politique de Moscou. Il fait ainsi partie des plus grands penseurs de Russie. Ce n'est pas un marginal, il incarne le courant dominant. Il soutient pleinement la guerre de son président contre l'Ukraine.
Serge Schmemann, chef de bureau de longue date à Moscou pour le New York Times, lui a demandé quelles étaient ses raisons. Voici un résumé de ses principales déclarations:
Aux yeux de Karaganov, la guerre en Ukraine est une lutte pour la survie, non pas des Ukrainiens – qui ne sont pour lui que de la chair à canon –, mais de l'élite occidentale décadente. «Ce conflit est existentiel pour la plupart des élites modernes en Occident, qui sont sur le point de perdre la confiance de leur population», explique Karaganov:
Selon Karaganov, la guerre en Ukraine représente également pour la Russie une lutte pour la survie, mais ce combat est d'une autre nature:
Dans cette présumée lutte pour la survie de la nation russe, de grands sacrifices doivent à nouveau être consentis, par exemple la rupture avec l'Occident et le fait que la Russie sera probablement un Etat paria pendant longtemps. Pour Karaganov, il s'agit d'un phénomène temporaire:
Pour l'Occident, le conflit ukrainien ne concerne pas seulement la souveraineté d'un pays, mais aussi l'avenir de la démocratie. Sous Vladimir Poutine, la Russie a évolué de plus en plus vers un régime autoritaire, voire un nouveau stalinisme, selon le diagnostic de nombreux experts occidentaux.
Karaganov renverse cette thèse. Il constate qu'avec la pensée woke, la cancel culture et le politiquement correct, un nouveau totalitarisme se répand en Occident. «Nous, en revanche, nous n'avons pas de cancel culture et nous n'imposons pas de strict politiquement correct. En Occident, je m'inquiète pour la liberté d'expression à l'avenir.»
Et que dire du fait que les membres des élites russes quittent le pays en masse? Karaganov fait son coming out en tant que fan de Clint Eastwood et cite à cet effet sa phrase légendaire des films Dirty Harry: «Make my day.»:
Alors que pour l'Occident, l'avenir de la démocratie en Ukraine est en jeu, pour Karaganov, c'est l'avenir d'un nouvel ordre mondial qui est en jeu. Le centre de ce nouvel ordre mondial sera l'Eurasie, «avec sa grande civilisation qui a été étouffée pendant 700 ans. La Russie jouera alors son rôle naturel, elle deviendra la civilisation de toutes les civilisations».
Mais avant d'en arriver là, quelques écueils délicats doivent encore être évités. Karaganov craint que le conflit ukrainien ne devienne incontrôlable. «Nous vivons une crise cubaine prolongée», constate-t-il. «Et je ne vois pas de Kennedy de l'autre côté de l'Atlantique.» (Pour les plus jeunes d'entre vous: la crise de Cuba a failli déboucher sur une guerre nucléaire en octobre 1962 entre l'URSS de l'époque et les Etats-Unis).
Cette crainte est partagée, entre autres, par deux politologues occidentaux, Liana Fix et Michael Kimmage. Dans Foreign Affairs, ils analysent régulièrement l'évolution du conflit ukrainien. Dans leur dernier article, ils s'interrogent également avec inquiétude:
Fix et Kimmage constatent certes que personne n'a intérêt à ce que cette guerre s'étende. «Mais même le désir commun de Poutine et de Biden d'empêcher l'extension de la guerre ne garantit pas que la guerre se limitera elle-même.»
Les sources de danger ne manquent pas. Ainsi, les Ukrainiens pourraient – intentionnellement ou non – frapper des cibles en Russie avec les systèmes de missiles Himars dont ils disposent désormais. Ou à l'inverse, les Russes pourraient attaquer des livraisons d'armes sur le territoire de l'OTAN. Dans les deux cas, cela pourrait déclencher une guerre nucléaire catastrophique.
Aussi préoccupant que cela puisse paraître, «le monde doit apprendre à vivre avec», constatent sobrement Fix et Kimmage. «La crise de Cuba n'a duré que 13 jours. La crise provoquée par la guerre en Ukraine nous accompagnera encore longtemps.»
(Traduit de l'allemand par sas)