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«La Russie deviendra la civilisation des civilisations»

Eremitage in St. Petersburg, Russland
La civilisation russe: l'Ermitage de Saint-Pétersbourg est l'une des plus grandes collections d'art au monde. image: Shutterstock
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«La Russie deviendra la civilisation des civilisations»

C'est ainsi que Sergei Karaganov, l'un des principaux conseillers de Vladimir Poutine, voit le conflit avec l'Ukraine. Il y voit une guerre des civilisations.
22.07.2022, 16:5824.07.2022, 18:30
Philipp Löpfe
Philipp Löpfe
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Sergei Karaganov est directeur du département d'économie mondiale et d'affaires internationales à l'Ecole supérieure d'économie politique de Moscou. Il fait ainsi partie des plus grands penseurs de Russie. Ce n'est pas un marginal, il incarne le courant dominant. Il soutient pleinement la guerre de son président contre l'Ukraine.

Serge Schmemann, chef de bureau de longue date à Moscou pour le New York Times, lui a demandé quelles étaient ses raisons. Voici un résumé de ses principales déclarations:

Sergey Karaganov
Il n'est pas un outsider à Moscou: Sergei Karaganov.

Aux yeux de Karaganov, la guerre en Ukraine est une lutte pour la survie, non pas des Ukrainiens – qui ne sont pour lui que de la chair à canon –, mais de l'élite occidentale décadente. «Ce conflit est existentiel pour la plupart des élites modernes en Occident, qui sont sur le point de perdre la confiance de leur population», explique Karaganov:

«Pour détourner l'attention, elles ont besoin d'un ennemi. Or, la plupart des pays occidentaux, mais pas leurs élites dirigeantes, survivront et s'épanouiront au mieux, même lorsque l'impérialisme libéral et mondialiste – imposé aux populations depuis la fin des années 1980 – se sera effondré.»

Selon Karaganov, la guerre en Ukraine représente également pour la Russie une lutte pour la survie, mais ce combat est d'une autre nature:

«Pour la Russie, ce n'est pas seulement le sort d'une élite qui est en jeu, mais le sort du pays tout entier. C'est pourquoi elle ne peut pas perdre, et c'est pourquoi elle gagnera – bientôt, espérons-le.»

Dans cette présumée lutte pour la survie de la nation russe, de grands sacrifices doivent à nouveau être consentis, par exemple la rupture avec l'Occident et le fait que la Russie sera probablement un Etat paria pendant longtemps. Pour Karaganov, il s'agit d'un phénomène temporaire:

«Compte tenu de l'évolution politique, économique et morale de l'Occident, nous ne pouvons pas nous en éloigner trop, au moins pendant une décennie ou deux. Ensuite, nous espérons que les relations se rétabliront, d'autant plus que les élites auront alors été remplacées.»

Pour l'Occident, le conflit ukrainien ne concerne pas seulement la souveraineté d'un pays, mais aussi l'avenir de la démocratie. Sous Vladimir Poutine, la Russie a évolué de plus en plus vers un régime autoritaire, voire un nouveau stalinisme, selon le diagnostic de nombreux experts occidentaux.

Clint Eastwood stands on the 18th green of the Pebble Beach Golf Links during the awards presentation of the AT&T Pebble Beach Pro-Am golf tournament in Pebble Beach, Calif., Sunday, Feb. 6, 2 ...
Un modèle pour Sergei Karaganov: Clint Eastwood.image: keystone

Karaganov renverse cette thèse. Il constate qu'avec la pensée woke, la cancel culture et le politiquement correct, un nouveau totalitarisme se répand en Occident. «Nous, en revanche, nous n'avons pas de cancel culture et nous n'imposons pas de strict politiquement correct. En Occident, je m'inquiète pour la liberté d'expression à l'avenir.»

Et que dire du fait que les membres des élites russes quittent le pays en masse? Karaganov fait son coming out en tant que fan de Clint Eastwood et cite à cet effet sa phrase légendaire des films Dirty Harry: «Make my day.»:

«La politique belliqueuse de l'Occident est la bienvenue. Elle nettoie notre société de ce qui reste d'éléments pro-occidentaux, d'idiots vénaux et inutiles»

Alors que pour l'Occident, l'avenir de la démocratie en Ukraine est en jeu, pour Karaganov, c'est l'avenir d'un nouvel ordre mondial qui est en jeu. Le centre de ce nouvel ordre mondial sera l'Eurasie, «avec sa grande civilisation qui a été étouffée pendant 700 ans. La Russie jouera alors son rôle naturel, elle deviendra la civilisation de toutes les civilisations».

Ukrainian soldiers prepare to fire at Russian positions from a U.S.-supplied M777 howitzer in Ukraine's eastern Donetsk region Saturday, June 18, 2022. (AP Photo/Efrem Lukatsky)
Des soldats ukrainiens préparent une attaque.image: keystone

Mais avant d'en arriver là, quelques écueils délicats doivent encore être évités. Karaganov craint que le conflit ukrainien ne devienne incontrôlable. «Nous vivons une crise cubaine prolongée», constate-t-il. «Et je ne vois pas de Kennedy de l'autre côté de l'Atlantique.» (Pour les plus jeunes d'entre vous: la crise de Cuba a failli déboucher sur une guerre nucléaire en octobre 1962 entre l'URSS de l'époque et les Etats-Unis).

Cette crainte est partagée, entre autres, par deux politologues occidentaux, Liana Fix et Michael Kimmage. Dans Foreign Affairs, ils analysent régulièrement l'évolution du conflit ukrainien. Dans leur dernier article, ils s'interrogent également avec inquiétude:

«Et si la guerre en Ukraine devenait incontrôlable?»

Fix et Kimmage constatent certes que personne n'a intérêt à ce que cette guerre s'étende. «Mais même le désir commun de Poutine et de Biden d'empêcher l'extension de la guerre ne garantit pas que la guerre se limitera elle-même.»

Les sources de danger ne manquent pas. Ainsi, les Ukrainiens pourraient – intentionnellement ou non – frapper des cibles en Russie avec les systèmes de missiles Himars dont ils disposent désormais. Ou à l'inverse, les Russes pourraient attaquer des livraisons d'armes sur le territoire de l'OTAN. Dans les deux cas, cela pourrait déclencher une guerre nucléaire catastrophique.

Aussi préoccupant que cela puisse paraître, «le monde doit apprendre à vivre avec», constatent sobrement Fix et Kimmage. «La crise de Cuba n'a duré que 13 jours. La crise provoquée par la guerre en Ukraine nous accompagnera encore longtemps.»

(Traduit de l'allemand par sas)

Pour l'instant, le régime de Poutine s'en fiche de mes vidéos YouTube»
Video: watson
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