Ce 31 mai 2009, rien ne laisse présager du funeste destin de l'AF447.
Neuf mille kilomètres avalés par un Airbus A330, modèle d'une fiabilité exemplaire, considéré comme facile à piloter. Pas le moindre crash à déplorer depuis son lancement quinze ans plus tôt. Aux manettes, trois hommes, deux «bébés Air France» sous la houlette d'un pilote expérimenté:
Il a beau compter plus de 11 000 heures de vol à son actif, ce soir-là, Marc Dubois n'a qu'une heure de sommeil dans les pattes; le pilote de ligne a profité de la touffeur de la nuit brésilienne avec sa maîtresse, hôtesse de l'air et chanteuse d'opéra. Un élément qui sera par la suite censuré dans le dossier d'enquête du Bureau d'enquêtes et d'analyses (BEA). Lequel juge ce détail «relevant de la vie privée», rappelle le Figaro.
Pour sa part, malgré son relatif manque d'expérience, le copilote Pierre-Cédric Bonin frémit d'excitation et de fierté. Quelque part au milieu des 228 passagers, de retour de vacances ou de voyage d'affaires: sa femme, Isabelle. Le couple a également profité de la douceur de Rio avant de retrouver leurs deux fils, restés en France.
Quatre minutes après le décollage de l'AF447, rien à signaler. Le pilotage automatique se déclenche conformément à la procédure. Cette configuration est programmée pour toute la durée du vol, jusqu’aux dernières minutes avant l’atterrissage.
L'avion longe calmement les côtes du Brésil. Sous la supervision du commandant de bord, Pierre-Cédric Bonin veut apparaître aussi décontracté que peut l'être un jeune pilote aux commandes d'un Airbus de 228 passagers. Seule perturbation en vue: l'hôtesse qui pénètre dans le cockpit pour servir le dîner.
Un air d'opéra dans les oreilles, le commandant de bord Marc Dubois ne l'entend pas. Il propose à son copilote de partager son casque. «Il ne manque plus que du whisky!», s'enthousiasme Pierre-Cédric Bonin. L’opéra s'achève.
L'A330 plane loin des côtes et des contrôles radar. Le commandant de bord transmet sa position.
A l'horizon, en direction de l'est, se profile une nouvelle perturbation: le «pot au noir», fameuse zone de turbulences saturée de cumulonimbus et redoutée des navigateurs. L'orage, puissant, mais pas exceptionnel, reste cependant sous contrôle.
Dehors, l'A330 affronte les ténèbres. Le gros de l’orage est à venir: le premier pointe sur le radar à environ 320 kilomètres. Sous la houlette d'un Marc Dubois qui feuillette un magazine, Pierre-Cédric Bonin est de plus en plus nerveux. Il ne laisse rien transparaître.
Fort du sentiment que tout est sous contrôle, mais faible des heures de fatigue accumulées, Marc Dubois se retire pour aller dormir dans la cabine-couchette juste derrière le cockpit.
Le troisième homme, David Robert, prend le relais. Ce sont désormais les deux pilotes les moins expérimentés qui se retrouvent projetés au plus fort de l'orage.
Des cristaux de glace s’écrasent contre la carlingue et bouchent les capteurs de vitesse. Les sondes «Pitot», du nom des trois petits tubes métalliques conçus pour recevoir et transmettre les principales informations de l'appareil, sont touchées.
Sur le tableau de bord et sous le regard incrédule des pilotes, les informations disjonctent. La vitesse change, l’altitude baisse, la trajectoire vacille. Les deux hommes ignorent encore que les informations qui s’affichent sur l’écran sont fausses. L’alarme qui prévient normalement d’un problème de navigation ne se déclenche pas. La confusion est totale.
Le pilote automatique se déconnecte: l'Airbus se trouve entre les seules mains de Pierre-Cédric Bonin et David Robert. Entre deux grésillements, une voix métallique égrène inlassablement la même sentence: «Décrochage, décrochage, décrochage».
Perché à 10 000 mètres d’altitude, l'A330 perd de la vitesse et entame sa chute inexorable dans l’océan. Personne ne s’en rend compte. Il ne reste aux copilotes que 3 minutes et 17 secondes pour rétablir l’appareil.
Aux commandes, Pierre-Cédric Bonin menace de céder à la panique. Induit en erreur par les indications contradictoires du tableau de bord, il précipite la catastrophe: plus il tire sur le manche et plus l'avion chute. Et plus l'avion chute, plus il tire sur le manche.
Une minute et 38 secondes après le gel des sondes «Pitot», le commandant Marc Dubois émerge enfin de son sommeil et pénètre à son tour dans le cockpit. Hagard, debout entre les deux sièges et ses copilotes paniqués, il fixe sans comprendre les écrans de contrôle. Il lui faut 23 secondes pour ouvrir la bouche.
Pendant ce temps, l'alarme de décrochage s’arrête: les cristaux de glace ont fondu et le tableau de bord fournit à nouveau de bonnes informations. Aucun des pilotes ne comprend plus rien aux réactions de l'Airbus A330. Ils n’ont plus confiance et ne les prennent plus en compte. De toute façon, il est trop tard. L’un des deux s’effondre:
En cabine, un signal lumineux convie poliment les rares passagers qui ne dorment pas à attacher leur ceinture. Stores fermés, personne ne remarque la chute de l'appareil à raison de 3000 mètres par minute.
L’appareil tombe en arc dans le noir.
Quatre heures et quinze minutes après son décollage, le vol AF 447 percute la surface de l’Atlantique à une vitesse de 500 km/h. Les 228 personnes à bord meurent sur le coup. Selon le rapport final du collège des médecins, à l'exception du personnel navigant, personne n'a eu le temps de céder à la panique.
Parmi les débris à la surface entre le 6 et le 18 juin 2009, 50 corps sont retrouvés. Parmi eux, celui du commandant Marc Dubois.
La boîte noire ne sera sortie des profondeurs que deux ans plus tard.
Ce 10 octobre 2022 s'ouvre enfin le procès. Sur le banc des accusés? La compagnie Air France et le transporteur Airbus, envoyés en correctionnelle pour «homicide involontaire». Les neuf semaines d'audience s'annoncent rythmées par un défilé d’experts aéronautiques, de médecins légistes, d’anciens pilotes.
Ce procès marque surtout le moment tant attendu du face-à-face entre ces géants de l'aéronautique et les familles des victimes, qui devront répondre pour la première fois depuis treize ans aux questions de la cour et des avocats, mais aussi à la douleur des parties civiles.
Parmi les erreurs pointées par le parquet général: un manque de formation des équipages et de graves défaillances des sondes «Pitot». Depuis l’accident, le modèle de sonde du vol AF 447 a été intégralement remplacé.
Plus qu'une amende forfaitaire de 225 000 euros, c'est un irréparable dégât d'image que risquent à présent les deux mastodontes de l'aviation. Toutefois, même dans un secteur d’activité où la fiabilité est érigée en valeur cardinale, pas sûr que la sentence ne suffise à leur donner le vertige.