Il ne fait pas encore nuit ce 3 novembre 2020 à Washington, lorsque les premiers bureaux de vote ferment leurs portes. Le président Donald Trump, lui, est confiant. La victoire de l'élection présidentielle s'annonce éclatante. Gagner, gagner, gagner: son mantra depuis des mois, dans un pays frappé de plein fouet par le Covid-19.
Le milliardaire au goût prononcé pour le tweet tapageur ne se prive pas de partager son ressenti sur son réseau social préféré. En majuscules, s'il vous plaît. «ÇA SE PRÉSENTE BIEN POUR NOUS DANS LE PAYS.» Une annonce quelque peu prématurée, quand on sait que les bulletins commencent à être dépouillés depuis seulement quelques minutes.
Au fil des heures, la carte des Etats-Unis se pare de tâches rouge et bleu. Donald Trump savoure quelques succès: la Floride suivie du Texas et de l'Ohio tombent dans son escarcelle. Le fameux «mirage rouge» que les experts annoncent depuis des mois, la vague républicaine censée s'abattre sur les Démocrates, qui ont opté pour le vote par correspondance, plus long à décompter.
Pourtant, au sein des 200 invités qui rongent leur frein dans les salons feutrés de la Maison-Blanche, la tension monte: au terme de quelques heures de décompte, Joe Biden et son rival républicain se trouvent au coude-à-coude.
Changement d'ambiance. La soirée, qui s'annonçait légère et joyeuse, se mue en réunion de crise.
Trump vire au quart de tour lorsque ses «amis» de la chaîne Fox News annoncent prématurément la victoire de Biden en Arizona - un Etat décisif, traditionnellement acquis à la cause républicaine.
Dans la salle de crise de campagne, l'avocat personnel du président, Rudy Giuliani, garde les yeux (vitreux) rivés sur les écrans. Ragaillardi par les coupes de champagne du buffet - ou plutôt, en sérieux «état d'ébriété» comme l'affirment plusieurs témoins -, ce fervent défenseur de Trump refuse de se laisser aller au découragement.
Devant un attroupement de ses plus fidèles partisans encore réunis à la Maison-Blanche malgré l'heure avancée de la nuit, Giuliani affirme pompeusement:
Dans les rangs du président, deux clans s'affrontent. Celui de Rudy Giuliani, contre «l'équipe normale», un clan composé d'assistants personnels de Trump, qui refuse de céder à la précipitation. Ces «faibles» préfèrent attendre la fin du dépouillement.
Hors de question pour l'avocat et ex-maire de New York, qui fonce rejoindre son président dans ses appartements privés. Avec un objectif en tête: l'encourager à «suivre son instinct», à proclamer sa victoire et, surtout, à lancer la croisade contre les fraudes.
Malaise. Ivanka, la fille adorée et conseillère spéciale de Trump, ose formuler une objection: «Les résultats sont encore comptabilisés». Son mari, Jared Kushner, également conseiller du président, se souvient d’avoir glissé à ce dernier: «Ce n’est pas l’approche que je prendrais si j’étais toi.» Mais Trump n'écoute que lui. Et Rudy.
Retranché dans ses quartiers, Trump n'attendait que la venue de son messie. Alors, le président cloue le bec à ses conseillers réticents et prend les devants. Un peu avant 02h30 du matin, il se présente devant les télévisions américaines depuis les salons de la Maison-Blanche pour une allocution surprise.
Derrière son pupitre, le visage fermé, il revendique sa victoire dans plusieurs Etats clés, dont la Géorgie, la Caroline du Nord, l'Arizona, la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin. Peu importe si le décompte des voix est pourtant toujours en cours dans ces Etats au moment où il prend la parole. «C'est un embarras pour notre pays. Nous nous préparions à gagner cette élection», lâche-t-il.
«Donc, notre objectif est maintenant d'assurer l'intégrité, pour le bien de cette nation. C'est un très grand moment. C'est une fraude majeure pour notre nation.»
Le lendemain, il est 12h43 quand l'entourage de Trump envoie un communiqué à toutes les rédactions pour demander «immédiatement» un recomptage des votes dans le Wisconsin.
Dans cinq Etats, les résultats ne sont pas encore tombés: l'Alaska, la Pennsylvanie, la Caroline du Nord, la Géorgie et le Michigan.
Depuis son Bureau ovale, Donald Trump fulmine. A coup de tweets frénétiques, il revendique sa victoire dans plusieurs Etats, piaillant haut et fort que: «Un grand nombre de bulletins de vote ont été secrètement jetés, comme cela a été largement rapporté!». Embarrassé, Twitter décide de masquer partiellement le message du président, en rappelant que les autorités n'ont pas annoncé de résultats officiels à cet instant.
Pendant ce temps, Trump se met d'accord avec son éternel soutien Rudy Giuliani pour débusquer toutes les informations possibles sur de supposées tentatives de fraude.
De son côté, le directeur de campagne, Bill Stepien, dégaine de nouveau un communiqué de presse. Après le Wisconsin, il dénonce cette fois des fraudes en Pennsylvanie, où Trump ne devance son rival démocrate que d'une courte tête dans cet Etat-clé. Pendant les treize heures suivantes, silence radio à la Maison-Blanche: aucune apparition, aucun tweet.
Jeudi matin, au réveil, le président est rasséréné. Il s'empare de son téléphone pour appeler à la fin du comptage des bulletins de vote par correspondance. «ARRÊTEZ DE COMPTER!» ordonne-t-il, toujours en lettres capitales, sur Twitter.
La nuit tombe sur Washington lorsque le septuagénaire rejoint son pupitre de la Maison-Blanche pour une nouvelle allocution. Un mot à la bouche: votes illégaux et vol d'élection.
Plusieurs chaînes, dont MSNBC, ABC, CBS, CNBC et NBC, font le choix d'interrompre la diffusion du discours de ce président qui jette un doute insupportable sur la fiabilité du système électoral.
Le lendemain, Bill Stepien, directeur de campagne, et Jason Miller, proche conseiller, flanqués de plusieurs assistants, sont envoyés au charbon. Tâche ingrate, refilée par le gendre Jared Kushner: annoncer au chef la mauvaise nouvelle. Les résultats comté par comté, État par État, ne jouent pas en sa faveur. Ses chances de succès sont extrêmement faibles, si ce n'est inexistantes.
«Nous lui avons dit ce que nous pensions être ses chances de victoire à ce stade (...), qu'il y avait peut-être 5 ou 10% de chances qu'il gagne», raconte Bill Stepien.
On appelle à la rescousse le «gourou des datas», Matt Oczkowski, responsable des données de la campagne Trump.
Samedi matin, le président sort prendre l'air pour la première fois depuis deux jours. Direction: son club de golf à Sterling, en Virginie. Juste avant 11h30, alors que Trump se trouve encore sur le green, Joe Biden est déclaré vainqueur. Hors de question de s'avouer vaincu. Entre deux trous, le perdant dégaine son iPhone et crie à la fraude sur Twitter: «J'ai gagné cette élection, largement.»
Une nouvelle partie s'engage. Avec une nouvelle équipe: Trump fait le ménage et s'entoure de personnes qui le soutiendront dans sa croisade.
Le 19 novembre, cette nouvelle équipe juridique tient une conférence de presse.
Un discours déroutant dans lequel se mêlent le Venezuela, Cuba et les démocrates, accusés d'avoir fomenté un complot électoral. Rudy Giuliani, dénonce «un scandaleux rideau de fer de censure». Sous la chaleur des projecteurs, sa teinture dégouline sur ses tempes.
Le 24 novembre, le ministre de la Justice William P. Barr, dit «Bill», se rend à la Maison-Blanche pour examiner avec Donald Trump les supposées fraudes à l’élection.
Au fil de leurs rencontres, le ministre s'impatiente. Quelques semaines plus tard, le 23 novembre, il interpelle Jared Kushner et Mark Meadows, le chef de cabinet, dans un couloir de la Maison-Blanche:
Après un ultime entretien à la Maison-Blanche, le 14 décembre, le ministre de la justice donne sa démission. Démoralisé, il se dit que: «C’est dingue, si (Trump) croit vraiment tout ça, c’est qu’il est vraiment détaché de la réalité.»
Les accusations de fraude se multiplient jusqu’à la mi-décembre 2020, tandis que le président met la pression sur le ministère de la Justice pour qu’il s’en saisisse. A une réclamation s'en suit une autre. 62 plaintes sont déposées. L'ancien procureur général adjoint par intérim, Richard Donoghue, est chargé de toutes les passer en revue: «J'ai essayé, encore une fois, de mettre cela en perspective et d'essayer de le dire en termes très clairs au président. J'ai dit quelque chose du genre»:
Conclusion: les réclamations d'élections volées «étaient complètement bidons et stupides, et généralement basées sur des informations complètement erronées.» La propre fille de Trump, Ivanka, accepte la défaite dès le mois de décembre. Les conclusions du ministre de la justice, William Barr, l'ont convaincue.
Mais Trump n'en démord pas.
Dans les semaines suivantes, soutenu par quelques fidèles, le président en fin de mandat se lance dans une vaste récolte des dons. En inondant les partisans de dizaines de courriels par jour, l'équipe de campagne amasse quelque 250 millions de dollars entre le jour de l’élection et le 6 janvier 2021. Une somme qui aurait permis de financer l'assaut du Capitole, selon les premières conclusions de l'enquête. Le reste est sûrement investi dans l'empire Trump.
«Il y a eu non seulement un grand mensonge, mais une grande arnaque», résume l’élu Zoe Lofgren, membre de la commission d'enquête.
Plus d'un an et demi s'est écoulé depuis les sinistres évènements du 3 janvier 2021, qui ont marqué la démocratie américaine jusque dans sa chair. Mais la «réalité» n’a manifestement toujours pas rattrapé Donald Trump.
Ce mercredi 15 juin, suite aux révélations des travaux de la commission d’enquête, l'ancien locataire de la Maison-Blanche a dénoncé cette enquête parlementaire, avec un communiqué de 12 pages. Il dénonce une «comédie», «une tentative éhontée de détourner l’attention du public de la vérité», ou encore une «chasse aux sorcières», qui fait selon lui «honte à l'Amérique».
Quatre autres auditions sont prévues d'ici au 23 juin. Affaire à suivre.