Oubliez les constellations de satellites, les centaines de lancements de SpaceX et les notions de «cloud» ou de sans-fil: tout cela tend à nous faire croire que nos smartphones, ordinateurs et autres machines sont liés les uns aux autres via l'espace. Or il n'en est rien. Les satellites représentent à peine 1% des échanges de données.
La raison est simple, ils coûtent beaucoup plus cher que les câbles et sont infiniment moins rapides. L'essentiel – près de 99% du trafic total sur Internet – est assuré par les lignes sous-marines, véritable «colonne vertébrale» des télécommunications mondiales.
C'est notamment le cas du principal système d'échanges de la finance mondiale, le Swift. La sécurité de ces transactions est une question politique, économique et sociale. C'est un enjeu majeur qui a longtemps été ignoré.
Avec 36 nouveaux câbles, l'année 2020 fut marquée par un nombre record de déploiements.
Or, l'extrême concentration géographique des câbles, notamment au niveau de leur point d'atterrissement (quand ils rejoignent la surface), les rend particulièrement vulnérables.
Ces infrastructures sont, aujourd'hui, aussi cruciales que les gazoducs et les oléoducs. Mais sont-elles aussi bien protégées? Les câbles sous-marins modernes utilisent la fibre optique pour transmettre les données à la vitesse de la lumière. Mais, si à proximité immédiate du rivage les câbles sont généralement renforcés, le diamètre moyen d'un câble sous-marin n'est pas beaucoup supérieur à celui d'un tuyau d'arrosage.
Depuis plusieurs années, les grandes puissances se livrent une guerre hybride, mi-ouverte mi-secrète, pour le contrôle de ces câbles. Alors que l'Europe se concentre de plus en plus sur les menaces de cybersécurité, l'investissement dans la sécurité et la résilience des infrastructures physiques qui sous-tendent ses communications avec le monde entier ne semble pas, aujourd'hui, une priorité.
Ne pas agir ne fera que rendre ces systèmes plus vulnérables à l'espionnage et aux perturbations qui coupent les flux de données et nuisent à la sécurité du continent. On recense en moyenne chaque année plus d'une centaine de ruptures de câbles sous-marins, généralement causées par des bateaux de pêche traînant les ancres. Il est difficile de mesurer les attaques intentionnelles, mais les mouvements de certains navires ont commencé à attirer l'attention dès 2014: leur route suivait les câbles sous-marins de télécommunication.
Les premières attaques de l'ère moderne datent de 2017. Les câbles Royaume-Uni - Etats-Unis, puis France - Etats-Unis, arrachés par les chalutiers d'une grande puissance coutumière de l'emploi de forces irrégulières lors de tensions internationales. Si ces attaques demeurent inconnues du grand public, elles n'en sont pas moins préoccupantes et démontrent la capacité de puissances extérieures à couper l'Europe du reste du monde.
On rappellera qu'en 2007, des pêcheurs vietnamiens ont coupé un câble sous-marin afin d'en récupérer les matériaux composites et de tenter de les revendre. Le Vietnam a perdu ainsi près de 90% de sa connectivité avec le reste du monde pendant une période de trois semaines. Une attaque de ce type est extrêmement facile à réaliser, y compris par des acteurs non étatiques.
Les récentes attaques subies par des câbles transportant le trafic voix et données entre l'Amérique du Nord et l'Europe donnent l'impression qu'il s'agit d'un fait nouveau. Ce n'est pas le cas: la France et le Royaume-Uni ont déjà vécu cette expérience. Ces câbles faisaient partie du réseau mondial de télégraphie par câblogrammes.
De même, les Etats-Unis ont eux-mêmes coupé des câbles en temps de guerre comme moyen de perturber la capacité d'une puissance ennemie à commander et contrôler ses forces distantes.
Les premières attaques de ce type ont eu lieu en 1898, lors de la guerre hispano-américaine. Cette année-là, dans la baie de Manille (aux Philippines), l'USS Zafiro coupa le câble reliant Manille au continent asiatique afin d'isoler les Philippines du reste du monde, ainsi que le câble allant de Manille à la ville philippine de Capiz. D'autres attaques spectaculaires contre les câbles eurent lieu dans les Caraïbes, plongeant l'Espagne dans le noir quant à l'évolution du conflit à Porto Rico et à Cuba, ce qui contribua largement à la victoire finale des Etats-Unis.
Sensible aux exploits, à l'époque très médiatisés, des «valorous seamen», le Congrès attribuera à ces marins 51 des 112 médailles d'honneur décernées au titre de la guerre hispano-américaine.
De nos jours, trois tendances accélèrent les risques pour la sécurité et la résilience de ces câbles:
Le point le plus vulnérable des câbles sous-marins est cependant l'endroit où ils atteignent la terre: les stations d'atterrissage. Ainsi, la commune de Lège-Cap-Ferret (France), en bordure du Porge où va être construit le local d'interface entre le câble franco-américain «Amitié», est devenue ces derniers temps un véritable nid d'espions, selon des sources informées.
Mais la tendance la plus préoccupante est que de plus en plus de câblo-opérateurs utilisent des systèmes de gestion à distance pour leurs réseaux câblés. Les propriétaires de câbles les plébiscitent, car ils leur permettent de faire des économies sur les coûts de personnel. Cependant, ces systèmes ont une sécurité médiocre, ce qui expose les câbles à des risques de cybersécurité.
Face aux menaces physiques pesant sur les câbles, le Japon et les Etats-Unis ont récemment lancé une série d'initiatives visant à sécuriser ces infrastructures. Les programmes de l'Administration maritime américaine promeuvent le développement et le maintien d'une marine marchande «adéquate et suffisante, capable de servir en tant qu'auxiliaire naval et militaire en temps de guerre ou d'urgence nationale», à travers des dotations en fonds propres, CAPEX grants, aux chantiers navals privés construisant notamment des navires capables de réparer les câbles sous-marins.
Les câbliers sont généralement conçus autour de grandes cuves qui stockent la fibre optique puis la mettent en place. Pour une telle opération, ces navires ont besoin de puissance et d'agilité: leurs générateurs produisent jusqu'à douze mégawatts d'électricité qui alimentent cinq hélices, permettant au bâtiment de se déplacer dans plusieurs dimensions. Il existe, aujourd'hui, une quarantaine de câbliers dans le monde.
La France en possèderait neuf, dont un seul pour la maintenance de tous les câbles de l'Atlantique Nord jusqu'à la mer Baltique, le Pierre de Fermat (ici 👆), basé à Brest.
Ces navires sont capables d'appareiller en moins de 24 heures en cas de dommage détecté sur le câble. A bord, un équipage d'une soixantaine de marins dispose de drones sous-marins et d'autres instruments permettant la réparation. Ainsi le Pierre de Fermat a-t-il pu inspecter et réparer très rapidement le câble transatlantique endommagé par une puissance tierce, en 2017. Mais, qu’adviendrait-il en cas d'attaques multiples? Ni la France ni le Royaume-Uni ne disposent aujourd'hui des moyens nécessaires à la défense et à la réparation de ces câbles en cas d'attaques simultanées.
L'exécutif américain s'est récemment penché sur la question. Outre l'extension du Small shipyard grant program (SSGP), il a encouragé l'Administration maritime à enrôler diverses associations émanant de la société civile, tel l'International Propeller Club, dans le cadre de programmes visant à minimiser ces menaces. L'idée est de créer une sorte de «milice des câbles sous-marins», capable d'intervenir rapidement en cas de crise. Le Propeller Club compte plus de 6000 membres et a récemment obtenu une aide de 3,5 milliards de dollars destinée à l'industrie maritime dans le cadre de la lutte contre le Covid-19.
La France est le point d'entrée de la plupart des câbles reliant l'Europe au reste du monde. Le coût pour les seules finances publiques françaises d'un programme de sécurité des câbles sous-marins serait cependant prohibitif, quand bien même la société civile y serait largement associée, sur le modèle américain.
De même, la création d'un «Airbus des câbles sous-marins» capable de rivaliser avec les Gafam, dont la part de marché pourrait passer de 5% à 90% en six ans, ne pourra à l'évidence devenir réalité qu'à condition que l'Europe en fasse un thème clé.
Dans un contexte d'accroissement des tensions internationales, la question de la création d'un programme européen modelé sur les programmes américain et japonais, visant à l'augmentation des opérations de dissuasion des attaques de ces infrastructures et au développement d'une capacité de construction et de réparation à la hauteur des enjeux, mérite d'être posée.
Cet article a été publié initialement sur Slate. watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original