La brume est froide et tenace, ce mercredi, typique d'une journée de janvier à Paris. Nous sommes à la rue Nicolas-Appert, dans le 11ᵉ arrondissement. Un lieu «très calme où il ne se passe jamais rien». C'est là, au numéro 10, dans un immeuble vitré un peu moche qui ressemble à un Lego, que les rédacteurs du journal Charlie Hebdo se réunissent chaque semaine.
Autour de la grande table ovale, ils sont presque tous là. Cabu, Riss, Wolinski, Elsa Cayat, Laurent Léger. Oui, même Tignous, arrivé plus tôt ce matin-là car il a emmené ses enfants à l’école. Beaucoup de gourmands pour se partager les galettes ramenées par Coco de chez Fanprix, après avoir déposé sa fille à la crèche, et le gâteau d'anniversaire de Luz, un marbré que Sigolène Vinson, la «préposée aux viennoiseries», a été chargée d'aller chercher à la boulangerie.
L'ambiance est légère et joyeuse, les blagues douteuses fusent au milieu des vœux pour le Nouvel An. Et puis, comme chaque mercredi, à 10h30, la séance de rédaction commence. Les conversations tournent autour du nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, publié le jour même. Puis des jeunes Français partis faire le djihad en Syrie. Tignous et Bernard Maris se lancent dans un débat passionné.
Pendant ce temps, deux silhouettes noires, massives et encagoulées, armées de Kalachnikov, pénètrent au numéro 6 de la rue Nicolas-Appert. Ils cherchent Charlie Hebdo, mais ignorent encore qu'ils se sont dirigés vers la mauvaise adresse. Le journal a émigré six mois plus tôt dans de nouveaux locaux, presque impossibles à trouver. Visée par des menaces récurrentes, l'équipe de Charlie, qui craignait pour sa sécurité, a pris des précautions. Porte blindée avec code et protection policière renforcée.
Les hommes en noir, deux frères de 32 et 34 ans, s'appellent Chérif et Saïd Kouachi. Ils profitent de l’arrivée de la postière, chargée de remettre un recommandé, pour s’engouffrer dans le bâtiment numéro 6. Ils n'y trouveront qu'une entreprise audiovisuelle, l’Atelier des archives. Mais pas de Charlie.
Agacés par cette méprise, les frères Kouachi mettent en joue les employés et la postière. Un premier tir fuse à travers une porte vitrée. Terrorisé, l'un d'eux communique la localisation exacte de l’hebdomadaire.
Au rez-de-chaussée du numéro 10, dans un petit local du bâtiment, Jérémy Ganz, employé d'une entreprise de maintenance, est flanqué de son collègue et ami, Frédéric Boisseau, «Fredo». Ils sont interrompus par la porte qui s'ouvre et une premier homme qui entre en hurlant «Charlie!». Un seul coup de feu. Sans comprendre, Jérémy voit le canon qui fume. Il sent l'odeur de poudre. Ses oreilles sifflent. Ses yeux sont rivés sur Chérif Kouachi, qui se tient toujours devant lui. Il glapit: «On est de la maintenance, c'est notre premier jour!»
Ce n'est qu'une fois les intrus partis et l'odeur métallique du sang dans les narines qu'il comprend que Fredo s'est effondré, propulsé hors de sa chaise par la violence du tir.
Le sang s'étend, Jérémy cherche un endroit où se cacher. Ces hommes en noir vont peut-être revenir achever le travail. Vite, les toilettes. Mais porter Fredo, immobilisé, couvert de sang et dont la carrure flirte avec les 100 kilos, relève de l'impossible pour ce jeune diabétique en manque de sucre et en état de choc. Mais l'énergie du désespoir l'aide à traîner son ami jusque-là.
Pendant ce temps, au deuxième étage, la réunion de la rédaction de Charlie Hebdo touche à sa fin. Il est presque temps d’aller casser la croûte aux Petites Canailles, un bistrot de la rue Amelot, mais la conversation se prolonge encore un peu. Distraite, Coco jette un œil à sa montre - elle doit aller récupérer sa fille à la crèche. La dessinatrice se lève et pose sa main sur l’épaule de Tignous, assis à côté d'elle, pour lui signifier son départ, avant de rejoindre la responsable des abonnements, Angélique Le Corre. Elle lui propose de fumer une clope avant de lever les voiles.
Les deux femmes se trouvent encore dans la cage d’escalier lorsque deux silhouettes noires les interrompent dans la descente. Une voix inconnue l'interpelle alors personnellement la dessinatrice.
L'intéressée pige très vite. Charb, le directeur de la publication, dessine si bien les armes qu'elle sait parfaitement à quoi ressemble une kalachnikov.
Toujours cette même phrase à la bouche. «On veut Charlie. On veut Charb». L'un des deux hommes l’agrippe. Il faut remonter les marches. Dans un état de «détresse absolue», Coco se hisse au premier étage et désigne la porte. Elle croit être arrivée devant le journal lorsqu'elle se rend compte de son erreur. Ils ne sont pas au deuxième.
Le canon de l'arme dans son dos, la dessinatrice de 32 ans pense que sa méprise lui coûtera la vie. Elle plie les genoux, comme pour s’agenouiller. «Pardon, pardon, je me suis trompée d’étage», murmure-t-elle. Un terroriste lui répond d'une voix froide. «Pas de blagues, sinon, on te descend.» Puis, toujours la même rengaine.
Le cerveau «comme paralysé», Coco compose le code qui permet d'ouvrir la porte de Charlie Hebdo. Les images de vidéosurveillance affichent très précisément 11:33:50 quand elle est poussée à l’intérieur des locaux par Chérif Kouachi. Simon Fieschi, le webmaster du journal, est installé dans l’entrée. Encore assis, il a à peine le temps de voir un homme cagoulé lorsqu'il entend «Allah Akbar!». Puis tac tac. Simon prend une balle. La deuxième le manque. Il voit le groupe passer avant de perdre connaissance, gravement blessé.
Coco, elle, n’intéresse plus les tueurs. Alors, la jeune femme se réfugie sous un bureau.
Dans la salle de réunion, on comprend déjà ce qui est en train de se passer. Franck Brinsolaro, le policier chargé de protéger Charb, porte la main à la hanche pour sortir son arme. «C'est pas normal, ça», murmure-t-il, avant d'intimer à Sigolène de ne pas bouger. Mais il est trop tard. Les tueurs entrent en braillant le nom du directeur de la publication, avant d'égrainer celui des membres de la rédaction. Succession de tirs. Précis. Ciblés. Les corps tombent. Un par un.
Puis, le silence. Un silence de plomb. Réfugiée au fond de la pièce, Sigolène perçoit des bruits de pas. Un tueur l'a débusquée. Après avoir achevé son collègue Mustapha Ourrad de trois balles, il braque sa kalachnikov sur elle. Paralysée, les yeux rivés sur Chérif Kouachi, elle a le temps de songer que ses proches seront tristes. Puis que, finalement, une balle dans la tête, ce sera «rapide».
Sauf que Chérif Kouachi baisse son arme et porte son doigt à la bouche. Il lui dit qu'il ne la tuera pas, parce qu’il ne tue pas les femmes. Sigolène croit percevoir une «douceur» dans ses yeux noirs. Il lui ordonne seulement de lire le Coran. Dans un souffle, elle promet que oui.
Les images de surveillance affichent 11:35:27 quand Chérif Kouachi réapparaît dans le champ de la caméra placée près de l'entrée. Il lève l'index alors en direction du ciel. Son frère Saïd ouvre la porte et, à 11:35:36, les deux terroristes quittent les lieux, dans un nuage de poudre. Il leur aura suffi d'une minute et 49 secondes pour tuer onze personnes.
Dans la salle de rédaction, il ne reste que le brouillard. Une odeur de métal et de sang. Un calme de mort. Des corps partout. Laurent Léger se lève et constate l'amas de tables renversées et de cadavres. Il croise les regards de ceux qui sont encore vivants. Hébétés, sidérés.
Coco, elle, fixe les jambes de Cabu. Elle les reconnait à cause des miettes qui sortent de son manteau. Il mangeait un bout de pain pendant la réunion. Quant à Sigolène, elle s’approche de Fabrice Nicolino, qui lui demande de lui tenir la main parce qu’il «se sent partir». La jeune femme regarde le costume de pieds-de-poule de Bernard Maris. Un costume qu'elle n'aime pas. Sa cervelle est répandue sur le sol.
Pendant ce temps, au rez-de-chaussée, Jérémy Ganz tente en vain de comprimer le sang de Fredo. Son collègue et ami le regarde et lui demande de dire à ses enfants qu'il les aime. «Après, j'ai compris qu'il était mort», se souviendra-t-il au tribunal, des années plus tard, lors du procès des attentats du 7 janvier.
Chérif et Saïd Kouachi, eux sortent, très calmement, dans la rue Nicolas-Appert. Arrivé très en retard à la conférence de rédaction et retenu à l'extérieur du bâtiment, le dessinateur Luz, les observe, pétrifié, sortir à reculons, dans une sorte de chorégraphie absurde. Les deux frères s'apprêtent alors à faire face à une première vague de policiers. Après un échange de tirs, c'est en hurlant «Allah akbar» qu'ils regagnent leur Citroën C3 noire devant l'immeuble, au bout de la rue, à l'angle de l’allée Verte.
C'est un peu plus loin, boulevard Richard-Lenoir, qu'Ahmed Merabet, 40 ans, leur fait face. Une ultime salve de tirs retentit. Le policier s'effondre. «Tu voulais nous tuer», crache l'un des deux frères en s'approchant. «Non, c’est bon chef», rétorque Ahmed Merabet, peut-être dans l'espoir de garder la vie sauve. En vain.
Il est abattu d'une balle dans la tête. Le policier sera la douzième et la dernière personne assassinée par les terroristes, ce 7 janvier 2015, avant une traque de deux jours qui s'achèvera dans une usine à Dammartin-en-Goële, avec l'assaut du GIGN et la mort des frères Kouachi.
Quelques minutes, douze victimes. Frédéric Boisseau, collaborateur de Sodexo, Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré, Elsa Cayat, Mustapha Ourrad, dessinateurs, Bernard Maris, chroniqueur, Michel Renaud, invité, Franck Brinsolaro, brigadier chargé de la sécurité, et Ahmed Merabet, policier.