Elle est petite, mais encombrante. Inoffensive, mais tenace. Quelques morsures ici et là et, peut-être, autant de petites taches rouges sur les draps. Oui, c'est parfaitement dégueulasse. Dimanche 24 septembre, une petite bestiole marseillaise a manifestement décidé de tout quitter pour mener la grande vie à Paris. C'est, du moins, le trajet emprunté par le TGV dans lequel un voyageur a découvert (et filmé) ce que tout le monde, sans aucune vérification officielle, définira comme une punaise de lit.
Cette punaise, sans doute un peu surprise par sa soudaine notoriété, ne s'est pas contentée de rejoindre la capitale. En quelques heures, la mal-aimée s'est vu imposer un road trip improvisé sur les réseaux sociaux, plongeant, au passage, une bonne brouette de Français dans un mauvais remake d'Alfred Hitchcock.
Ce sera elle, aussi, qui drainera tout un lot d'experts en nuisibles dans tous les médias du pays. Bien souvent, une menace de prolifération en chasse d'autres. Il s'agissait pourtant (au début) de comprendre le mécanisme de cet embryon d'invasion. Maurice Pierre, gérant de l'entreprise A3DS, invitait par exemple la population à «se méfier, car ce n'est pas nouveau».
Sans jamais minimiser le fléau et le véritable calvaire que représente chaque nouvel attroupement de punaises de lit, plusieurs spécialistes tiennent effectivement à rappeler que la crainte peut, aussi, faire apparaître l'ennemi. Comprenez: quand on nous affirme qu'il y a des araignées dans toute la maison, on finit par en voir partout. Surtout qu'aucun chiffre ne permet, pour l'heure, d'affirmer qu'il y a véritablement un violent débarquement de punaises en France. A l'heure d'internet, c'est malheureusement accessoire.
La même semaine, avant notre célèbre baroudeuse marseillaise, d'autres signalements avaient alerté les bureaux de la SNCF. Puis, le 21 septembre, la dramaturgie des chemins de fer français fut à la hauteur de la psychose naissante: «C'est un risque sur lequel nous sommes particulièrement vigilants, nous prenons chaque signalement au sérieux et aucun risque n'est pris».
Un calme qui ne le sera bientôt plus. Les chaînes d'information en continu et les radios conservatrices empoignent en premier ce qui deviendra, une fois en direct, «une épidémie». Des voyageurs, qui se disent «pétrifiés», se retrouvent avec des micros et des millions de téléspectateurs pendus à leurs lèvres:
«Il y en avait partout», «le train était infesté, toute la voiture 6», «certaines se déplaçaient également sur la moquette». En quelques heures, d'une punaise de lit filmée en gros plan, nous voilà parachutés dans un thriller horrifique. Sur RMC, la chroniqueuse Joëlle Dago-Serry jugera utile d'aller jusqu'aux grands mots (à défaut des grands remèdes), dans les Grandes Gueules:
Quand des rendez-vous médiatiques à large audience titillent volontairement une angoisse qui, elle, est bien réelle au sein de la population, les blagues fusent sur les réseaux sociaux et le dérapage à l'antenne n'est, bien souvent, qu'une question de temps. Fidèle à sa réputation, ce sera l'inénarrable Pascal Praud qui franchira le Rubicon, vendredi 29 septembre, sur CNews. Sans doute dans un souci de rationalisation, le journaliste a su réunir dans une seule et même phrase, tous les sujets brûlants du moment, osant ainsi le grand écart de tous les dangers.
Quand Pascal Praud fait un parallèle entre punaises de lit et immigration. Réalisé sans trucage. pic.twitter.com/qv3LQqf4Xg
— Florian Guadalupe (@FlorianGua) September 29, 2023
Racisme? Insulte gratuite? Maladresse? Opportunisme médiatique? Alors que l'Arcom fut saisi dans la foulée, le débat n'a pas l'intention de faiblir sur internet: voilà le migrant comparé à un nuisible, en direct à la télévision française. Wikipédia accueillera même une guerre des références, s'envoyant à la tronche des citations de spécialistes ayant déjà fait le rapprochement entre «mouvements migratoires» et «punaises de lit».
La vérité (comme souvent) étouffe au centre. Car si ce sont bien les humains qui embarquent ces bestioles d'un point A à un point B, hélas pour Pascal Praud, l'hygiène n'y est pour rien. Comme l'écrira élégamment la correspondante à Paris du New York Times, lundi soir:
Car, oui, les médias étrangers ont fini par s'emparer de cette «psychose à la française», de cette «crise politique de grande ampleur». Pour le Guardian, ce sera ni plus ni moins qu'«une vague de panique et de dégoût [qui] a envahi le pays, après la diffusion de photos et vidéos montrant ces parasites dans les transports en commun parisiens». Et quand l'adjoint au Maire de Paris est interrogé, puis traduit par le vénérable Politico, chaque mot se mue en un danger quasi hollywoodien:
En France, dans les poches des politiciens de tout bord, il faut comprendre que ça grouille de solutions fracassantes, mais souvent à l'emporte-pièce. La mairie de Paris, pour ne citer qu'elle, implore Matignon d'organiser «des assises de la lutte contre les nuisibles». Un brin moqueur, CNN s'est plu à rappeler qu'en 2020, le gouvernement français avait déployé une «campagne anti-punaise, comprenant un site internet dédié, ainsi qu'un numéro vert». Sa grande spécialité.
Et puis, sans surprise, pour Mathilde Panot et la France Insoumise, c'est Emmanuel Macron qui n'a rien foutu. Mardi, la députée va même agiter une fiole bourrée de punaises à l’Assemblée nationale, jugeant sans doute Elisabeth Borne incapable d’en reconnaître une.
Du grand n’importe quoi.
Punaises de lit : "Si aujourd'hui nous trouvons des punaises de lit partout, dans tous les lieux du quotidien du pays (...) c'est parce que ce gouvernement a décidé de ne pas agir politiquement sur cette question", affirme @MathildePanot.#DirectAN pic.twitter.com/fn7uXxumwc
— LCP (@LCP) October 3, 2023
Certes, les médias les plus honnêtes oseront évoquer «le cas de New York, qui a eu sa propre épidémie en 2010» ou encore «le nombre de logements contaminés au Royaume-Uni qui a augmenté de 65% par rapport à l’année dernière».
Il faut malgré tout avouer que notre punaise de lit marseillaise a plutôt mal choisi le moment de son exil. Quelques jours après le début de la psychose, une invasion d'un autre type devait accaparer les Parisiens: les fashionistas venues du monde entier. Et qui dit Fashion Week, dit bien sûr une cargaison inédite de journalistes-stars qui ripaillent aux bonnes tables et ronflent dans les palaces, entre deux défilés. Si bien que les rumeurs les plus folles concernant les punaises de lit ont, cette année, fait de l'ombre aux militants de la cause animale.
Car à parcourir les derniers articles, les badbugs étaient littéralement everywhere. Toujours aussi inspirée, la correspondante du New York Times écrivait, lundi soir, que «l'idée même que l'avenue Montaigne puisse grouiller de minuscules insectes hématophages suffit à projeter n’importe quel visiteur dans une spirale infernale». Rien que ça.
La Fashion Week de Paris, qui a rangé ses catwalks mardi, a bien sûr survécu à la psychose. Mais les pays devant désormais rapatrier ses top-modèles, influenceurs et journalistes mode, l'angoisse ne fait que commencer. Comme à l'époque du Covid-19, le moindre voyageur incarne le véhicule humain de l'ennemi numéro un du moment. Après le virus, le nuisible.
the bedbugs next month after they're done terrorizing paris https://t.co/8LDxxm7uwV pic.twitter.com/jetZAiKbdg
— Saint Hoax (@SaintHoax) October 2, 2023
A Paris, l'affaire de la punaise politique n'est pas franchement en voie d'apaisement. Malgré le fait que ces bestioles infestent, sans discrimination, la plupart des grandes métropoles de la planète, c'est bien la capitale française qui bataille en ce moment pour améliorer sa réputation. Il reste moins de 300 à Paname pour se refaire la façade, avant l'invasion de milliers de sportifs, de journalistes et de touristes, aimantés par les prochains Jeux olympiques. Of course, les médias étrangers s'inquiètent, les détracteurs d'Anne Hidalgo se défoulent et Le Parisien en profite (un peu).
Pas plus tard que mardi, un rectorat marseillais annonçait la fermeture de son collège pour une semaine, infesté de nuisibles. Sur BFMTV, «les mamans sont sous le choc». Difficile et onéreux à déloger des chambres à coucher, les punaises de lit ont donc officiellement découché: les trains, les salles de classe, les cinémas et... les débats.
Qui sait, grâce à notre petite star du TGV, l'emballement médiatique mondial sera au moins susceptible d'accoucher d'un plan d'action qui dépasse la création d'un numéro vert. Ce que l'adjoint au maire de Paris appelle «une urgence nationale» (c'est évidemment politique) est en réalité un fléau qui gronde en sourdine et pourrit littéralement la vie de nombreuses victimes, les menaçant parfois à de sérieux troubles psychologiques.
Y en a-t-il pour autant davantage qu'il y a deux mois? Mystère.