Sombres, durs, bouleversants. Sur les murs de la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP), 14 portraits d'Ukrainiennes et Ukrainiens sont affichés et accompagnés d'un texte qui raconte une partie de leur histoire.
Faces of war est un projet du photographe Alexander Chekmenev. Dès les premiers jours de l'invasion russe, en février 2022, il décide de partir à la rencontre de la population pour raconter, garder une trace. La même année, il photographie pour le Time le président Volodymyr Zelensky et sa femme, Olena Zelenska.
Depuis Kiev, il revient sur ce projet et dévoile même une anecdote sur sa rencontre avec le président ukrainien.
Pourquoi un tel projet?
Alexander Chekmenev: A l'origine, il s'agissait d'un mandat pour le New York Times, effectué les deux premières semaines du conflit. Je devais photographier 24 personnes à Kiev et relayer leur témoignage. J'ai cependant décidé de continuer ce travail de documentation. Depuis presque 30 ans, je raconte l'histoire de mon pays au travers de la photographie.
Durant les deux premières semaines du conflit, comment avez-vous pris contact avec les habitants de Kiev?
Mon assistante s'est chargée de trouver les personnes. A cette époque, tout devait se faire à distance, car les rues de Kiev étaient presque vides en raison des bombardements russes. Je ne pouvais pas aller dehors et espérer rencontrer spontanément quelqu'un.
Où avez-vous photographié ces gens?
A leur domicile parfois ou dans les stations de métro où ils se réfugiaient lors des alertes antiaériennes. Oleg Godik est un chirurgien que j'ai photographié sur son lieu de travail.
Est-ce que les personnes sont facilement d'accord d'être prises en photo?
Cela dépend. Le mandat du New York Times a été facile à réaliser, car durant les premières semaines de l'invasion la population était dans l'attente et n'avait pas encore vécu de tragédie, comme celle de Boutcha par exemple.
Une fois le mandat pour le New York Times terminé, est-ce que vous vous êtes déplacé ailleurs dans le pays?
Oui. Avec une amie photographe, nous nous sommes rendus principalement dans les zones occupées puis libérées aux alentours de Kiev. Il n'y avait pas besoin d'aller très loin pour découvrir des lieux dévastés et rencontrer des gens qui ont vécu des crimes de guerre. Parfois, une trentaine de kilomètres suffisaient.
Quelle est la réalité sur le terrain?
Je me souviens de mon arrivée à Zalissia, un village situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev. Nous avons tout de suite vu un tank russe explosé au bord de la route ainsi que de nombreuses maisons endommagées. C'est à ce moment que je vois deux personnes qui travaillent dans leur jardin potager, comme si elles plantaient quelque chose. Il ne leur reste plus rien et pourtant elles sont là. Je les ai prises en photo. La femme est descendue à la cave et m'a offert des bocaux de confiture. J'étais ému, car je savais que c'était la dernière chose qui lui restait.
Où d'autre êtes-vous allé?
Comment est-ce que ça s'est passé sur place?
A Boutcha, nous avons dû effectuer plusieurs voyages.
Pourquoi?
Après le départ des troupes russes, les routes étaient endommagées, les ponts détruits, les militaires russes encore présents: ce n'était pas facile de se rendre sur place. Durant le premier et le deuxième voyage, nous étions donc avec des bus remplis de journalistes, lâchés au milieu des gens et nous n'avions que quelques minutes sur place. Ce n'était pas assez long pour établir un vrai contact.
Comment s'est passé le travail photographique à Borodianka, qui a également été l'une des villes les plus détruites et meurtries du nord de l'Ukraine?
Difficilement. Les soldats sur place étaient d'une grande cruauté. J'ai d'ailleurs rencontré la personne qui a diffusé l'une des premières vidéos de la ville, où on aperçoit les immeubles en feu. Elle a cependant refusé d'être prise en photo. J'ai failli repartir sans photographie. Et puis je me suis dit qu'il fallait absolument que je trouve quelqu'un. J'ai alors entendu la voix d'une femme en provenance de l'entrée d'un immeuble.
Cette femme, qui est-elle?
Une mère qui a perdu son fils. Il était âgé d'une trentaine d'années et vivait dans un village voisin. Il est tombé malade du Covid-19 lors de l'occupation et n'a pas pu avoir accès aux soins nécessaires. J'ai passé du temps avec cette femme avant de la photographier. Elle n'arrêtait pas de pleurer, mais je ne voulais pas l'immortaliser ainsi. On voit d'ailleurs sur la photo qu'elle sert fort ses mains.
Comme les autres, elle est plongée dans l'obscurité, un trait caractéristique de votre travail que vous avez d'ailleurs reproduit avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, en avril 2022 pour le Time.
Exactement. Pourtant, ce n'était pas prévu à l'avance. J'ai choisi de reproduire cette mise en scène sur le moment.
C'est-à-dire?
Nous étions plusieurs journalistes ce jour-là et je n'avais qu'une vingtaine de minutes avec lui. J'avais prévu de le photographier avec beaucoup de lumières et de couleurs. J'ai fait quelques essais et j'ai changé d'avis. Le rendu me dérangeait; le contraste était trop fort entre un personnage en tenue militaire et un décor présidentiel somptueux.
Pourquoi un tel retournement de situation?
Je souhaitais reproduire les mêmes conditions que celles du projet Faces of war: l'absence de lumière, l'obscurité, notamment en raison du fait que les Ukrainiens ont été photographiés dans leurs caves. Ce jour-là, je lui ai dit que je voulais photographier l'humain et non le président. Il ne devait y avoir aucun rappel de son statut social. Sur le portrait, toute l'attention est donc portée sur son visage. D'ailleurs, si quelqu'un ne le connaît pas, il ne peut pas affirmer qu'il s'agit d'un président.
Zelensky vous a fait confiance?
Oui. Il aime les professionnels et leur travail. Et puis, il se souvenait de moi, car nous nous étions déjà rencontrés.
Ah oui? Quand?
En 2019. A l'époque, j'étais assistant lumière. A un moment donné, la lumière idéale tombait sur le visage de Volodymyr Zelensky et j'ai pris une photo. Lors de la séance de 2022, j'ai reproduit cette image. Je lui ai même demandé d'adopter la même pose. Malheureusement, je n'ai pas pu lui montrer la photo originale, car elle se trouvait sur mon téléphone – et nous n'avions pas le droit de les prendre avec nous.
Vous avez réalisé deux portraits du président Zelensky: celle qui a fait la une du Time s'est vendue aux enchères à 150 000 euros. L'autre a été achetée par une entreprise avec laquelle vous aviez déjà travaillé. A quoi a servi cet argent?
Les 150 000 dollars ont été utilisés pour l'achat de générateurs pour plus de 100 institutions pour enfants qui ont souffert pendant l'occupation des Russes. Les 3500 euros ont permis à l'un de mes deux derniers modèles – il ne me restait que deux personnes à photographier avant de terminer Faces of war – de se munir d'une prothèse. Sa voiture est passée sur une mine lorsqu'elle tentait de fuir la région près de Bakhmout. Elle a perdu sa fille et son bras dans l'explosion. Son mari a survécu à l'accident.
Qui est la dernière personne que vous avez photographiée?
Un des hommes qui a défendu, au printemps 2022, l'usine métallurgique Azovstal lors du siège de Marioupol. Les combattants ont cependant dû se rendre, notamment en raison d'un manque d'eau et de nourriture. Bogdan Zarytskyi a été fait prisonnier par l'armée russe et a été torturé. Il a finalement été libéré lors d'un échange de prisonniers organisé avec la Russie, en juin 2022. Il est à Kiev aujourd'hui. Grâce à Facebook et des connaissances, j'ai réussi à le retrouver et à prendre contact avec lui.
(Réd: l'usine métallurgique Azovstal a été utilisée comme camp retranché par l'armée ukrainienne lors du siège de Marioupol par les forces armées russes.)
Comment allez-vous aujourd'hui? Et quels sont vos projets pour la suite?
Je vais bien. Je suis à Kiev, mais la situation n'a rien à voir avec celle d'il y a un an, lorsque la ville était presque sans vie. Aujourd'hui, il y a beaucoup moins de monde dans les rues certes, mais c'est vivant. Durant les heures de pointe, on observe même des bouchons. Quant à mes projets futurs, l'objectif principal maintenant est de réaliser le livre de Faces of war. J'espère également que la prochaine contre-offensive ukrainienne sera décisive, qu'elle portera ses fruits et qu'elle chassera les occupants russes de nos terres.
Faces of war (visages de guerre en français) est à découvrir jusqu'au 30 juin à la HEP à Lausanne.