Un homme se tient souriant devant une église en plein centre de Moscou, arborant fièrement un pull décoré avec le visage de Vladimir Poutine. Cette photo, qui couvre le quatrième de couverture du livre «Holy Rus», a provoqué quelques problèmes à son auteur, Vladislav Semenov. Le photographe russo-français, basé en Suisse romande, présentait la semaine passée son ouvrage au musée Photo Elysée de Lausanne. Interview.
Le livre «Holy Rus» rassemble 240 photos prises entre 2017 et 2019 en Russie et dans des pays voisins. Comment l'idée est-elle née?
Vladislav Semenov: A la base, je n'avais pas vraiment prévu de faire un livre. Ce dernier est plutôt le résultat d'une démarche personnelle et autobiographique. A 12 ans, j'ai quitté ma Russie natale pour la France, où j'ai fait ma scolarité et mes études universitaires. C'était un âge qui m'a permis de m'intégrer très vite, d'apprendre la langue, tout en gardant un lien très fort avec la Russie. Pendant ces années-là, j'étais obsédé par l'idée de retourner en Russie, et c'est ce que j'ai fini par faire.
J'ai ressenti le besoin d'immortaliser ces moments, et j'ai donc commencé à photographier les gens, les situations, tout ce que je voyais, de manière quasi obsessionnelle. J'avais tout le temps ma caméra sur moi. J'ai réalisé plusieurs milliers d'images en l'espace de trois ans. Quand un ami les a vues, il m'a proposé d'en faire un livre.
Quels sujets privilégiez-vous?
J'ai photographié beaucoup de gens dans la rue, des anonymes, des passants, souvent des personnes marginalisées. Dans tous les cas, des gens en bas de l'échelle sociale. Beaucoup étaient des alcooliques, souvent dormants dans la rue. Lorsque je vois quelqu'un dans cet état, j'éprouve tout de suite de l'empathie. J'ai une curiosité, un vrai amour pour ces gens-là.
Pourquoi?
J'ai réalisé après-coup que ces personnes me rappelaient mon père, qui est malheureusement alcoolique. Je ne sais pas si vous avez déjà eu affaire à des alcooliques, mais c'est comme des enfants. Ils peuvent tomber, s'endormir là où il ne faut pas, avoir des comportements totalement immatures. Cette proximité m'a naturellement amené à photographier ces gens, je les voyais autour de moi et ça me rappelait forcément l'enfance, puisque j'étais revenu dans le pays de mon enfance.
La plupart des images ont été prises avec un appareil argentique. Pourquoi?
Je savais que j'allais repartir un jour et que j'avais besoin d'amener avec moi ces photos et les émotions qui allaient avec. La pellicule permet de prendre physiquement une image et de l'avoir sur soi.
Pour un Occidental, vos images peuvent avoir un aspect dépaysant, presque exotique. Quel regard portez-vous sur ces personnes après votre expérience?
C'est un peuple multinational, mélangé, multiculturel. C'est un peuple maltraité par les dirigeants. Et c'est un peuple très drôle, même si les conditions de vie sont très dures, si le pouvoir est autoritaire, si la situation économique est difficile. Malgré tout cela, ces petites gens et ces simples passants ont une grande force intérieure, ils rigolent, blaguent, font la fête. Et je trouve ça d'autant plus beau au vu de la situation.
Le livre s'appelle «Holy Rus». Qu'est-ce que ça veut dire?
Quand j'ai commencé à trier les images, je me suis aperçu qu'il y avait des éléments récurrents. Des personnes et situations présentes dans tous les pays où j'avais pris des photos. J'étais basé à Moscou, mais je voyageais beaucoup: Ukraine, Turkménistan, Lettonie, Kazakhstan, Géorgie. Dans ma perception, au vu de mon histoire personnelle, il s'agit d'un même espace, d'une zone étrange dans laquelle ont peut trouver plusieurs points communs:
Tout cela, je l'ai vu aussi bien en Asie centrale qu'en Russie ou en Ukraine, et même, parfois, dans les pays baltes.
La religion chrétienne orthodoxe est également un élément commun. De plus, ma démarche étant très personnelle, on peut dire qu'elle avait un côté presque saint, mystique. D'où le «saint». Le deuxième mot qui compose le titre, la «Rus'», désigne un Etat médiéval. Il y avait notamment la Rus' de Kiev. Je me suis dit que ce terme pouvait jouer: il n'est ni politique, ni étatique, ni ethnique. Il est religieux, oui, et philosophique.
Votre projet date d'avant la guerre en Ukraine, mais aujourd'hui, tout cela pourrait être mal interprété...
Lorsque je faisais le livre, je n'y pensais pas du tout, pour moi c'était avant tout une expérience personnelle.
Oui, le terme «Sainte-Rus'» englobe tous ces pays dans une seule entité, mais ce n'est pas une entité politique ou étatique. Pour moi, la Rus' n'a rien à voir avec la Fédération de Russie.
Le début du conflit a-t-il eu une influence sur le projet?
Je venais de recevoir les livres le jour où la guerre a éclaté. Je devais avoir une exposition, qui a été immédiatement annulée. J'imagine que c'est un réflexe naturel de l'homme, celui de se figer dans de telles situations. Et moi aussi, ça m'a mis en stand-by pendant plusieurs mois, où je ne savais pas vraiment comment tourner la chose.
On m'a également demandé d'ajouter sur la couverture, qui est entièrement blanche, des messages de support à l'Ukraine, contre la guerre. Mais ça aurait totalement dénaturé le livre: il n'a jamais eu une nature politique, je ne voyais donc pas le sens d'y mettre une étiquette politique. Le projet n'est pas sur la Russie, il est sur mon histoire personnelle là-bas, sur la manière de voir mon passé, sur mon dialogue avec mes racines. C'est un travail thérapeutique qui est très loin de la politique.
Avez-vous quand même réussi à le promouvoir?
Une fois les émotions retombées, j'ai vu qu'il y a un vrai intérêt. J'ai eu une petite exposition dans une librairie en France. J'ai également présenté le projet à Riga, en Lettonie. Plusieurs librairies à Paris l'ont accepté et, à aucun moment, je n'ai eu des commentaires négatifs sur la nature de ce projet.
Avez-vous subi des attaques, ou des critiques?
Oui, une fois, lorsque plusieurs Ukrainiens m'ont attaqué sur Instagram. En se basant uniquement sur le quatrième de couverture, sans avoir vu le livre ni lu la préface. Ils m'ont dit que le sujet était inadmissible, que, même si mes intentions étaient bonnes, mon livre véhiculait une image cool de la Russie, qui est un pays agresseur qui n'a rien de cool. D'après eux, le terme «espace post-soviétique» est offensant et devrait être banni, tout comme les images de Poutine.
Qu'avez-vous fait?
Je me suis défendu en leur expliquant qu'il s'agit d'un projet personnel, qu'il ne s'agissait pas de faire l'éloge de la Russie, au contraire. Ce qu'on voit, ce sont plutôt des gens maltraités, qui ont tendance à souffrir. L'image de Poutine représente l'autocratie dans ce pays depuis 20 ans. Mais en même temps, il y a des gens très sympathiques qui le supportent ouvertement, comme l'homme qui pose sur ma photo. C'est très ambigu. Quoi de plus représentatif de l'image de la Russie d'aujourd'hui? Pour certains Ukrainiens ce n'est pas le cas, parce qu'ils sont dans une optique d'annulation totale, du pays, de la langue, de la culture.
Comment avez-vous vécu cet épisode?
D'un côté je les comprends, ils ont été stressés par la guerre. Je suis même prêt à porter une part de responsabilité, je viens de ce pays-là, je suis porteur de cette culture-là. Mais qu'est-ce qu'être Russe? Ma mère est tatare, ma grand-mère est ukrainienne.
Je trouve qu'annuler les artistes uniquement à cause de leur nationalité est de la pure discrimination. Et comment pourrait-on annuler Dostoïevski, Tolstoï? Ce n'est pas possible. Tout comme on ne peut pas annuler le fait que c'est la Russie qui a envahi l'Ukraine. Je suis contre la guerre, je soutiens l'idée d'une Ukraine indépendante, et je condamne l'agression russe. Mais je crois qu'il faut distinguer l'Etat et ceux qui soutiennent la guerre, et des personnes comme moi, qui sont ouvertement contre.
Plus largement, avez-vous l'impression que les personnes se comportent différemment avec vous depuis le début de la guerre?
Non, je n'ai pas cette impression. En Suisse, les gens ont de la peine avec les noms de l'Est, ils oublient plein de lettres, mais ça a toujours eu lieu. Il y a eu un cas, par contre, qui m'a beaucoup surpris: la banque BCV a refusé d'ouvrir un compte à cause de mon nom. Ça a été assez désagréable à vivre.
Quel est votre regard sur la suite?
Le conflit va se terminer, mais la Russie ne va pas disparaître. C'est bête de croire qu'en anéantissant l'armée, qu'en gagnant cette guerre sur le terrain, l'autre partie n'existera plus. C'est vrai pour les deux belligérants. L'Ukraine et la Russie sont des pays énormes, ils seront amenés à s'entendre, d'une manière ou d'une autre. Tout comme l'Occident, qui ne peut pas ignorer son voisin.
Dans cette optique-là, la culture pourrait être utile pour recréer un lien, elle pourrait faire comprendre que pas tous les Russes sont méchants. J'aimerais pouvoir oeuvrer pour développer ce dialogue. Pas au niveau institutionnel, mais à l'échelle privée. Un peu comme je fais avec ce livre.