Pour la première fois depuis le massacre du 7 octobre et le début de la répression israélienne, le premier ministre Benyamin Netanyahou a fait état, mardi, d’un bilan des personnes tuées par Tsahal dans la bande de Gaza. Environ 30 000 morts, dont 16 000 civils et 13 000 combattants du Hamas, a-t-il dit. Des chiffres proches des 35 000 fournis par le Hamas.
Comment interprétez-vous le bilan des victimes gazaouies donné par Benyamin Netanyahou, une annonce à laquelle on ne s'attendait pas forcément?
Bertrand Badie: D’un certain point de vue, c’est un signe d’inconfort, parce que la rhétorique officielle était jusque-là dans le déni pur et simple de tout bilan socialement désastreux. Le fait que Netanyahou se croit tenu de donner un bilan qui, finalement, n’est pas très éloigné des chiffres officiels du Hamas, est assez surprenant, dans la mesure où, lorsqu’on citait ces chiffres, généralement on s’attirait les foudres des responsables israéliens ou des soutiens de la cause israélienne, qui considéraient que c’étaient des chiffres totalement fantaisistes.
Qu'en déduire?
Qu'il y a là une forme de recul de la part de Netanyahou, qui correspond de manière significative à cette pression de l’opinion publique internationale et des institutions internationales, ainsi que des ONG, qui s’étaient toutes laissé convaincre par les chiffres donnés par le Hamas.
Comment croire à ces bilans?
Ce qu'on peut dire, c'est que l’administration de Gaza, même si elle est entre les mains très partiales du Hamas, a quand même un avantage objectif dans l’établissement des bilans des victimes: elle dispose des statistiques des hôpitaux et des entreprises funéraires. Ce qui pourrait leur donner une certaine crédibilité sans démontrer pour autant de façon absolue la justesse des chiffres. Côté israélien, il n’y a aucun moyen objectif de pouvoir établir un tel bilan. L’armée israélienne, par définition, ne dispose pas d’un instrument de mesure fiable.
Ne doit-on pas redouter de plus lourds bilans encore?
En fournissant un bilan des morts faisant la part entre civils et combattants du Hamas, Netanyahou ne cherche-t-il pas à nuancer le Hamas dans ses comptages faisant constamment état de civils tués en très grand nombre?
Oui, mais l’argument est doublement fragile. D’abord, comment peut-on distinguer les victimes civiles des victimes combattantes? Il est très difficile, lorsqu’il s’agit d’organisations combattantes non étatiques, de déterminer qui est dedans et qui est dehors. C’est vrai pour le Hamas comme pour n’importe quelle organisation terroriste ou résistante, qui ne fournit aucune liste de ses membres officiels. La deuxième part de fragilité de l'argument, c’est que, même si on venait à se baser sur les chiffres de Netanyahou, quel aveu!
En termes de proportion, ne faudrait-il pas plutôt comparer Gaza à une ville ayant une même densité de population?
Je ne suis pas convaincu, car, quand il est question de Gaza, il n’est pas question de Rafah, de Gaza City ou de Jabalia. Gaza, c’est plus qu’une ville, c’est tout un territoire. Les Gazaouis ne sont pas les citadins d’une ville, c’est une population. Ce que je voulais mettre en évidence et qui est à la base de l’horreur que nous vivons en ce moment, c’est que sur une population de 2,2 millions d’habitants, le chiffre de 15 000 ou de 30 000 représenterait en proportion l’équivalent du chiffre de 500 000 ou d’un million à l’échelle d’un pays comme la France. Ce que je veux caractériser ici, c’est le drame humain qu’à l’échelle d’une collectivité ces bombardements ont pu provoquer. C’est cela qu’il faut garder en tête.
Le bilan fourni par Netanyahou peut-il annoncer la fin prochaine des combats?
Ce serait étrange, parce que ce serait en contradiction avec tout ce que Netanyahou a pu dire depuis le 7 octobre et encore tout récemment. On peut bien sûr s’interroger, parce que cette annonce est un tournant, en tous les cas, dans le mode de défense de l’action employée. Et c'est peut-être une façon de mettre en relief qu’on est allé très loin et peut-être trop loin, ce qui est le début d’une autocritique. Mais ce qui me frappe et m’inquiète dans les choix stratégiques du gouvernement israélien, c’est que jamais, depuis le 7 octobre, n’est apparu un plan B.
Que voulez-vous dire?
L’idée même d’une négociation est récusée. L’idée même de réfléchir sur l’après-Gaza est totalement neutralisée. L’idée même d’envisager une médiation a fortiori venant des Nations unies, est complètement écartée. Donc, je ne vois pas comment la seule énonciation de ce bilan chiffré peut témoigner d’un changement stratégique d'Israël.
Pensez-vous que les Etats-Unis, en décidant récemment de ne plus livrer les bombes les plus puissantes à Israël, sont en train d’obliger Israël à revoir ses plans?
Il est intéressant, pour rester dans le sujet des bilans des victimes, de noter qu’il y a longtemps que la Maison-Blanche et le Département d’Etat prennent en compte les chiffres donnés par le Hamas. Ces chiffres ainsi repris, couramment utilisés par la presse américaine, attestent d’une discrète reconnaissance du bilan que, jusque-là, Israël ne voulait pas reconnaître.
Et sur la question proprement dite?
Il y a eu, pratiquement depuis le 7 octobre, la volonté de Washington de dissuader l’allié israélien de se lancer dans une réaction trop vive. Ensuite, on a observé que des contestations qui n’étaient que rhétoriques commençaient à atteindre le seuil de l’action: pour la première fois aux Etats-Unis, au-delà des bonnes paroles, on a décidé de limiter la livraison des armes.
Ils ont voté à l’assemblée générale de l’ONU contre la résolution sur l’admission de la Palestine. Ils se sont abstenus en Conseil de sécurité lorsqu’il était question d’une demande très modérée de cessez-le-feu. La Chambre des représentants a voté une aide militaire exceptionnelle de 13 milliards de dollars à Israël. On sent ici une contradiction très forte.
Laquelle?
On a une administration américaine, démocrate, qui n’est pas convaincue par la stratégie israélienne, mais qui ne veut pas véritablement de virage dans sa propre diplomatie, parce que les virages diplomatiques ont des conséquences toujours très coûteuses. On perd des avantages sans gagner pour autant d’autres en substitution. Mais ce qui est tout à fait remarquable, que nul n’aurait pu prévoir et qu’on sous-estime encore, c’est le virage de la société américaine.
Comment ce virage se manifeste-t-il?
Il se manifeste par la mobilisation des campus américains, mais aussi dans l’opinion, telle que recueillie par les sondages et qui indiquent que le soutien à Israël n’est pas aussi fort qu’il était autrefois et que la compassion à l’égard de Gaza ne cesse de monter. Or tout politique qui est en année électorale ne peut pas ne pas en tenir compte.