On a tout dit de lui. Qu'il était un conseiller politique brillant, un méchant digne d'un scénario hollywoodien, un prêcheur de l'apocalypse qui se joue des hommes, des datas, du fric et des fake news pour «abîmer le monde réel». Bref, «l'homme le plus dangereux de la politique américaine», comme le surnomment les médias.
Aujourd'hui, Steve Bannon risque jusqu’à deux ans de prison pour avoir refusé de témoigner devant la commission d’enquête de l’attaque du 6 janvier contre le Capitole.
Entre temps, mis sous pression, il a changé d'avis. Trop tard. S'il ne coupera pas à son procès, l'ex-conseiller de Trump tentera cependant, fidèle à ses habitudes, de retourner la situation à son avantage. Il y a quelques jours, le populiste d'extrême droite martelait sur son propre podcast, War Room:
Chevelure poivre et sel savamment brossée en arrière, la silhouette de Steve Bannon est reconnaissable entre mille. En particulier depuis qu'elle se dessine dans l'ombre de celle, tout aussi célèbre, jaune vif, d'un certain Donald Trump.
Pour un premier aperçu du personnage, quelques heures et une poignée (d'interminables) portraits qui lui sont consacrés par les médias américains suffisent.
Courriel sans ambiguïté qui se conclut par un avertissement: «Etudiez Ullrich, grand biographe d'Hitler. Nous avons déjà vu ce genre de sinistres personnages auparavant. Nous sommes prêts.»
Vous voyez la couleur. Pourtant, de prime abord, Steve Bannon se veut «cool». Pas seulement pour son penchant assumé pour les pantalons cargos et les tongs. Ni pour sa tendance à gratifier tous ses interlocuteurs d'un «mec!» fraternel. On le dit optimiste, de bonne compagnie, presque clubbeur.
Mais c'est aussi un remarquable «marionnettiste de la pensée», doté d'un talent revendiqué pour pousser les autres à faire exactement ce qu'il veut.
Bannon dit posséder cinq téléphones, dont deux cryptés. Pour au moins trois d'entre eux, il décroche par un «Hey mec!» enthousiaste. Un autre est réservé aux «Oui Monsieur».
Pour ce grand maniaque, qui abreuve sa bougeotte frénétique de litres de Red Bull et d'expressos, la fin justifie toujours les moyens. Posée sur la cheminée de sa maison de Washington, une devise résume sa pensée: «Il n'y a pas de conspirations, mais il n'y a pas de coïncidences.»
La conspiration, Bannon connait. C'est un expert. On lui doit d'ailleurs la base idéologique du trumpisme aux Etats-Unis. Il est le fer de lance d'une croisade acharnée contre l’islam, les migrants, la Chine, les vaccins. L'idole des opposants à l’establishment, des conspirationnistes et autres suprémacistes.
Mais revenons un peu en arrière. Comme le veut la formule, rien ou presque ne prédestinait le jeune Stephen Kevin Bannon à devenir ce qu'on a décrit comme «un raciste froid comme la pierre et sympathisant de la suprématie blanche».
Il débute sa paisible existence dans une famille catholique irlandaise bien rangée de Norfolk. A neuf ans, Stevie est caddie sur un terrain de golf voisin et rêve de jouer au baseball pour les Yankees. Mais le destin (ou plutôt, les States) ont un certain sens de l'humour en matière de success stories, et voilà que le jeune officier de marine se met à traficoter des actions cotées en bourse chez Goldman Sachs.
Entre temps, Bannon est entré dans l'armée, s'est politisé et a opéré un virage à droite toute. Il se prend d'admiration pour le républicain Donald Reagan, exècre le démocrate Jimmy Carter et considère que «le pays tout entier est un désastre». Pour lui, «l’Occident (...) a égaré son âme. Seule une violente crise peut le réveiller et créer un ordre nouveau, prospère, paisible», analyse l'autrice Fiammetta Venner.
Trentenaire, Steve Bannon goûte au style de vie débauché des banquiers d'affaires des années 80. Il fonde ensuite sa propre banque d'investissement, Bannon & Co, spécialisée dans les médias où, «nous avons fait une tonne d'affaires», confie l'intéressé à Bloomberg.
Le manque de morale de Wall Street finit par écoeurer le banquier, en pleine crise de la quarantaine. Il troque alors joyeusement sa casquette d'homme d'affaires pour celle de producteur et de réalisateur. Ses films, qu'il parsème de métaphores faciles et d'images éloquentes de lions attaquant des gazelles sans défense, sur fond de Wagner, lui valent des collaborations avec les plus grands (de Sean Penn à Anthony Hopkins) et d'être récompensé aux Oscars.
Après la crise de 2008, son travail se politise encore davantage. S'il est bien un truc qui dégoûte Bannon, c'est le politiquement correct. Les élites. Il se dit animé par le même dégoût populiste de Washington que des candidats comme Donald Trump ou Bernie Sanders. Des outsiders que personne ne voit débarquer, fin prêts à secouer le paysage politique américain.
D'ailleurs, Bannon conclut lui-même la plupart de ses conversations par un «Puis on brûle tout... on brûle tout». Sans qu'on ne sache vraiment ce qu'il entend par là. Brûler quoi? Le Congrès? L'establishment? Washington DC? Le pays tel que Bannon le perçoit? L'«ordre mondial»?
En 2012, Steve Bannon se joint à l'aventure de Breitbart News, site d'information qu'il aide à remanier et dont il devient le directeur général. Un incontournable pour les accros de la politique conservatrice et de l'Alt-right, agglomérat peu structuré de groupes aux idéologies d'extrême droite, qui rassemble tous azimuts ultranationalistes, néo-nazis et antisémites.
Sa stratégie préférée? «Inonder la zone de merde», comme il l'affirme en 2018 au journaliste Michael Lewis. «Des gens comme Poutine - et Steve Bannon, d'ailleurs - comprennent qu'il n'est pas nécessaire que les gens croient à la désinformation pour affaiblir les institutions démocratiques», répliquera Obama lors d'une conférence à Stanford.
Au même moment, Bannon se tourne vers la politique en tant que conseiller stratégique. Il susurre ses bons conseils à l'oreille d'une Sarah Palin ou d'un Jair Bolsonaro, avant de sauter sur la soucoupe de l'ovni Donald Trump, dont il rejoint l’équipe de campagne pour la présidentielle de 2016.
Bannon joue un rôle de premier plan dans le façonnement du message républicain: l'immigration, les frontières ouvertes, les grands médias, Wall Street et Hillary Clinton. La désignation des grands ennemis de l'Amérique? C'est lui. La rédaction des discours, l'élaboration des décrets, la formation du cabinet? C'est lui aussi.
Sitôt leurs valises posées à la Maison Blanche, Steve Bannon devient le bras droit du président fraîchement élu. Pour un temps limité seulement: il ne passera que sept mois au sein de l'administration, avant d'être remercié au moment des émeutes de Charlottesville. Camouflet.
Le podcast, parlons-en: War Room, lancé en octobre 2019, initialement pour lutter contre la première tentative de destitution de Trump. Un planétoïde retiré de Youtube après l'assaut du Capitole et désormais seulement disponible dans les régions les plus reculées du cosmos télévisuel.
Sur ses ondes, Bannon se lâche et rabâche ses thèmes favoris comme un catéchisme: l'élection volée, les envahisseurs à la frontière sud, le méchant parti communiste chinois, le Covid-19 - ou, plus récemment, l'Ukraine, qui développerait des armes biologiques avec le financement des Etats-Unis.
Un temps écarté, le fidèle satellite Bannon ne s'est jamais trop éloigné de la planète Trump. La preuve: la veille de l'assaut du Capitole, il se joint à d’autres alliés pour une «réunion de crise» dans un hôtel de luxe de Washington. Dans son podcast ce jour-là, il affirme que «tout converge, c’est le moment d’attaquer». Pas étonnant que la Commission d’enquête du 6 janvier estime aujourd'hui que l'ancien conseiller pourrait apporter des informations cruciales sur le rôle joué par Trump dans l’attaque.
«Si la commission veut des infos privilégiées le 6 janvier, j'ai bien peur de devoir la décevoir», a répliqué l'intéressé lors d'une audience préliminaire rapportée par le New Yorker. Le fanstasque conseiller politique affirme avoir été occupé à toute autre chose ce jour-là:
«Tous ceux qui connaissent Steve Bannon savent que mon toilettage passe toujours en premier», s'est amusé ce dernier. Pas certain. Ce jeudi, son procès s'annonce expéditif. Mais s’il s’est enfin dit prêt à coopérer avec la justice, peu probable que Steve Bannon incrimine son ancien protégé.