Pipi, caca, autocratie et franches rigolades. Tenez, par exemple: le DJ du groupe a un jour déféqué librement derrière ses platines dans un festival allemand. Ils ont aussi viré Snoop Dogg de leur loge, armés d'une vieille savate. Dans leurs clips, l'absurde côtoie un sens esthétique à faire glapir n'importe quel étudiant de l'Écal. Il est d'ailleurs possible de trébucher sur des chorégraphies qui n'ont jamais été validées par Kamel Ouali. Kim Jong Un y épouse une bombe nucléaire. Des clowns, des nains et des oursons y copulent, parfois. Les corps sont des cobayes désarticulés et les coupes de douille des expérimentations permanentes.
Ce ne sont que quelques petits extraits des grands excès artistiques du groupe russe Little Big. Pour situer le niveau de respect témoigné loin à la ronde pour cette orgiaque espièglerie musicale, la vidéo qui colle aux basques du morceau virilement baptisé Big Dick avait collectionné les récompenses prestigieuses il y a six ans.
C'est potache et jouissif, abrasif et créatif, au-dessus du lot et en dessous de la ceinture. Parce que savoir rigoler sérieusement, c'est souvent déjà un art. Little Big, c'est surtout l'astucieuse vulgarité d'un gang de punk fondé à Saint-Pétersbourg en 2013, aujourd'hui recroquevillé politiquement sous le soleil robuste de Californie pour échapper aux postillons revanchards de Vladimir Poutine. Froissés à l'idée que des armes russes n'assèchent aléatoirement l'espérance de vie des Ukrainiens, les quatre zozos passionnés de zizis ont dégoupillé sur YouTube, vendredi, un brûlot anti-Poutine.
Une manière toute personnelle de tendre le majeur à une guerre qui concerne plus volontiers l'autocrate du Kremlin qu'une jeunesse russe assoiffée d'Occident et privée, d'une bombe à l'autre, de Stan Smith et de Big Mac. Une «génération annulée», mais soutenue bruyamment par le leader Ilia Proussikine, dans ce morceau qui cumule sans grande surprise de fraîches trouvailles visuelles.
Certes, on ne nage pas non plus dans les vers les plus aiguisés d'un Bruce Springsteen sous les jupes de George W. Bush. Mais tout y est. On comprend encore un peu mieux le niveau de fatigue patriotique d'un nombre chaque jour plus dodu d'artistes russes défaisant la paix à leur président.
Dans ce clip, on croise des fake news, des gens nus, des franges insortables, des politiciens véreux, de larges cigares, quelques mioches éclaboussés par de grands jets de propagande, des fermetures éclair sur des bouches et des villes soufflées par les obus. En bout de refrain, comme pour résumer efficacement le message, un gros type en costard grabs la planète Terre par la braguette. Plus simple, ce serait compliqué.
Generation Cancellation ne réinvente pourtant pas la poudre rock, se digère en deux minutes et huit secondes et ne va probablement pas convaincre Vladimir Poutine d'éteindre la guerre pour allumer la télé et profiter d'une retraite souhaitée par toute la communauté internationale. Même si ce n'est pas la première fois que la bande crache publiquement sur l'excès de surmoi du patron du Kremlin. En 2019 déjà, Ilia Proussikine disait de son «pays poubelle» qu'il...
Qu'on ne s'y trompe pas: Little Big a beau donner l'impression de pondre de la musique comme on pisserait rapidement entre deux fûts de bière, c'est aujourd'hui le groupe russe le plus célèbre au monde. Sans être des virtuoses moulés en conservatoire, les quatre trolls à la provoc' faconde prennent d'abord un malin plaisir à semer le trouble dans l'image que les Russes ne voudraient pas tant voir se balader en Occident. Alcooliques, libidineux, psychopathes, infréquentables, délestés du moindre neurone, accros aux flingues, aux roubles et à la branlette. Et, forcément, ça marche. L'Europe est tombée amoureuse de cette ribambelle de clichés à peu près en même temps que la population moscovite rêvait de les décapiter. Chaque nouveau larcin mélodique faisant naître une quantité non-négligeable de commentaires ronchons.
C'est le morceau Skibidi (et surtout son clip) qui a fait enfler la popularité de Little Big, en 2019. Plongée dans une épaisse sauce d'électro formidablement casse-burnes, sa chorégraphie robotique a fait trois fois le tour des réseaux sociaux avant de donner naturellement naissance au #skibidichallenge. Il faut savoir que sur l'internet musical, le pouvoir appartient toujours à ceux qui voyagent sur un hashtag.
Il semblerait néanmoins que les Russes ne soient pas (toujours) aussi susceptibles. Le groupe a beau les brosser en immenses abrutis depuis une grosse dizaine d'années, ça n'a pas empêché Moscou de le parachuter au sommet de la plus grande sauterie musicale politico-kitsch: l'Eurovision. En 2020, à l'orée d'une pandémie mondiale, Little Big a donc fomenté l'étrange morceau Uno. Et le décrire reviendrait à devoir évoquer maladroitement un quatuor de mariachis éduqués à la vodka, qui aurait mangé les membres d'ABBA par inadvertance. Alors qu'il s'agit juste d'un énième tube parfaitement calibré pour l'événement.
Ne tortillons pas du bulbe: ces gens sont talentueux.
Même si l'Eurovision a finalement été annulé à cause d'un virus coriace. Même si le leader de Little Big, ce facétieux bourrin, se déguise parfois en Joseph Staline pour signifier son mécontentement politique. Même si cette verve abrasive aura peut-être désormais un petit goût de sable bohème de Venice Beach. Il faut bien sauver sa peau.
En 2022, le groupe russe le plus célèbre du monde pourrait bien profiter indirectement de l'ego de Vladimir pour rester le groupe russe le plus célèbre du monde.